
À l’approche de 2025, dans le calme de l’entre-deux-fêtes, je m’accorde un peu de temps pour réfléchir au quart de siècle qui se terminera dans quelques jours.
Qu’en retenir? Et, surtout, quel espoir en tirer?
C’est un exercice personnel, sans prétention, qui est facilité par le fait que j’avais pris le temps de faire, il y a cinq ans, une rétrospective de 1989 à 2019 — que j’ai pris le temps de survoler ce matin. Ça m’a rappelé à quel point la mémoire est une faculté qui oublie — ou plutôt « qui sélectionne ».
C’est un constat qui fait un amusant écho au superbe roman de Patrick Modiano dont je viens de terminer la lecture: Encre sympathique.
« Je n’ai jamais respecté l’ordre chronologique. Il n’a jamais existé pour moi. Le présent et le passé se mêlent l’un à l’autre dans une sorte de transparence… »
J’ai été surpris par plusieurs choses que j’ai relues dans mon histoire personnelle du Québec: je ne me souvenais pas à quel point il n’a pas été facile pour le moral ce quart de siècle…
Et encore, il est important de se rappeler qu’on est infiniment chanceux de vivre ici — bien des régions du monde ont vécu d’épouvantables drames au cours de la même période. Il faut savoir relativiser.
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Tout ça pour dire que je retiens trois principaux événements marquant, collectivement, dans les vingt-cinq dernières années — de mon point de vue, ici, au Québec.
- En 2001, les attentats du 11 septembre.
- En 2020, la pandémie de Covid 19.
- Et, entre les deux, en 2007 — que j’estime encore plus marquant: l’avènement des téléphones intelligents et des réseaux sociaux.
Thomas L. Friedman disait en 2016, dans Thank You for Being Late, que l’année 2007 avait marqué un point tournant dans l’histoire de l’humanité. Développement du iPhone, de Facebook, de Twitter, de AirBnB, de GitHub, acquisition de YouTube par Google, dévoilement d’Androïd, lancement du Kindle, et présentation de Watson, le premier ordinateur à allier machine learning et intelligence artificielle — pour ne nommer que quelques exemples. Pour lui, cela marque le début d’une accélération des changements technologiques qui dépasse la capacité d’adaptation de l’être humain.
Résumé autrement:
- En 2001, on découvre avec stupéfaction que même ce qu’on croyait impossible peut arriver.
- En 2007, tout s’accélère sous l’influence de la technologie, ça en est essoufflant.
- En 2020, tout s’arrête subitement avec la pandémie. L’impossible se manifeste à nouveau.
Il apparaît évident d’évoquer aussi une recrudescence de l’anxiété quand on parle de cette période — une anxiété qui m’apparaît pouvoir s’expliquer, au moins en partie, par la déconnexion entre le rythme des changements technologiques et celui d’autres aspects de la société.
En effet, on a très souvent eu l’impression dans les dernières années que « la société ne suivait pas », que tout était trop lent. Les plus jeunes, en particulier, qui sont nés avec le Web, qui sont arrivés à l’école au tournant de 2007, ont dû avoir l’impression que « tout va super vite », mais qu’en comparaison, le monde tangible, notre société, est terriblement immobile.
L’urgence de faire face aux changements climatiques, par exemple, est partout sur le Web, mais dans la réalité… les actions tardent à se manifester. On a l’impression du Titanic qui fonce dans l’iceberg. Et pour amplifier tout ça, les médias couvrent abondamment le domaine de l’instantanéité et s’intéressent assez peu aux mouvements de fonds — à ce qui prend du temps — qui devient imperceptible.
Devant tout ça il apparaît normal de se sentir désemparé, de conclure « qu’il n’y a rien à faire, on n’y arrivera pas ». Ou de croire que « c’est la faute de l’autre », alors que le problème est plutôt à chercher dans notre psychologie collective.
Cette dissociation entre le rythme avec lequel évolue « l’univers numérique » et « l’univers tangible » peut vraisemblablement être considéré comme un des faits marquants du premier quart du XXIe siècle.
Ce serait très inquiétant s’il fallait que cela continue ainsi encore longtemps, mais je suis optimiste.
Je crois qu’on est, heureusement, sur le point de passer à une autre étape, qui sera plus sereine: moins dans le désemparement, plus dans l’empowerment.
On est loin d’en être sorti, bien sûr — je ne suis pas naïf. On subira encore pendant un certain temps — plusieurs années — les effets de cette « perte de contrôle », mais si on aborde ça avec un peu plus de perspective, je crois qu’on peut déjà percevoir quelques signes encourageants.
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J’observe qu’on commence, individuellement, à se laisser bousculer un peu moins facilement par les changements technologiques (pour reprendre un peu de pouvoir sur le rythme). Il était normal d’être ensorcelé par des technologies qui sont, véritablement, extraordinaires. Mais on est maintenant capable de les critiquer, voire de s’en émanciper. On se sent de plus en plus libres de les abandonner sans risque d’être ostracisé.
J’observe aussi que les « gouvernants », semblent commencer à mieux comprendre qu’il est essentiel de redonner de l’agilité à la société. Qu’on doit arriver à sortir du « tout est très compliqué » pour retrouver la capacité de poser des gestes dont les effets sont perceptibles rapidement — parce que c’est ce qui va nous aider à retrouver la confiance dans notre capacité à agir sur la réalité (la droite semble mieux comprendre actuellement, ce qui est inconfortable, mais j’ai confiance que la gauche, et le centre, le comprennent de mieux en mieux aussi).
J’ai donc bon espoir que les prochaines années seront marquées par des propositions politiques (par des partis, mais aussi des groupes de diverses natures) qui s’articuleront autour d’actions plus simples, qui peuvent donner des résultats rapides — pour lesquelles on peut oser plus facilement, au risque de se tromper et de corriger par la suite.
Des propositions plus accueillantes aussi — au sens où elles stimuleront davantage l’engagement de chacun, où elles donneront envie aux gens de s’impliquer et de mettre la main à la pâte, et pas que sur Internet. Parce qu’il n’y a rien comme voir des résultats et partager des sourires pour se laisser convaincre que tout ça sert à quelque chose — et retrouver confiance dans l’action collective.
Si on y croit et qu’on veut soutenir ce changement, il faudra, chacun de notre côté, se rappeler « qu’un tien vaut mieux que deux tu l’auras » et que « le mieux est souvent l’ennemi du bien ». Il faudra accepter d’appuyer des gens imparfaits, ou avec lesquels on n’est pas 100% en accord. Parce qu’il faut avancer. Il faudra aussi arrêter de s’obstiner pour tout et pour rien. Il faudra chaque fois que possible privilégier le mouvement, aux débats qui nous empêchent d’avancer..
Je ne peux évidemment pas dire tout ça sans exprimer aussi la conviction que le monde municipal est un espace extraordinaire pour réapprendre tout ça, collectivement. Je pense que ce peut être le lieu privilégié d’une petite révolution démocratique: pour inventer de nouvelles façons de faire et pour permettre à des hommes et des femmes politiques de se révéler.
Il faut s’intéresser au monde municipal: je crois que c’est l’endroit privilégié, aujourd’hui, pour apprendre à changer le monde et avoir du plaisir à le faire.
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Alors, qu’est-ce que je retiens des 25 dernières années? Surtout qu’on s’est pas mal laissé brasser par les génies de la Silicon Valley — pour le meilleur et pour le pire.
Et quel espoir est-ce que j’en tire pour les 25 prochaines années? Je crois possible quelque chose comme une grande corvée collective pour sortir de l’inertie — réelle ou perçue — dans laquelle tout ça nous a placés et retrouver du même coup la confiance pour innover socialement.
Il me semble tout à fait possible qu’en 2050 on se dise que le second quart du XXIe siècle a été celui d’un grand réveil démocratique, qui a permis de transformer en profondeur l’organisation de notre société: une sorte de deuxième révolution tranquille — de laquelle on émergera beaucoup plus confiant dans l’avenir.
Je formule cet espoir comme un homme de (presque) 52 ans, qui a la chance d’être au cœur du pouvoir, mais je crois observer que beaucoup de « plus jeune que moi » partagent un espoir semblable. Je me réjouis en pensant qu’ils sont encore mieux outillés que ma génération l’était pour surmonter les obstacles qui séparent ce rêve de la réalité.
Je pense que la meilleure façon d’être optimiste à cette étape de notre histoire, c’est de faire confiance le plus rapidement possible aux plus jeunes. Il faut pour ça leur ouvrir le chemin, et leur offrir un accompagnement bienveillant, tout en évitant de leur dire quoi faire — et encore moins de leur imposer ce qu’on aurait fait si on avait été à leur place.
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Tout ça pour dire que la conclusion de ma réflexion, c’est que la meilleure façon de tourner la page du premier quart du XXIe siècle, c’est d’accepter sereinement que c’est (déjà) le tour des plus jeunes d’assumer le leadership, et de leur offrir tout notre appui pour le faire.
Très belle réflexion, Clément. Je te souhaite encore de belles années au municipal, proche des gens (si c’est ce que tu désires, bien sûr). C’est ensemble qu’on peut changer les choses. Bonne année!
Allo mon vieil (mais maintenant invisible) ami.
Tu écris « Il faut s’intéresser au monde municipal: je crois que c’est l’endroit privilégié, aujourd’hui, pour apprendre à changer le monde et avoir du plaisir à le faire. ». Ça m’a immédiatement fait penser à « Think globally, act locally ». Tu vis exactement ça, chanceux. Mais t’es pas seulement chanceux. Je te regarde aller depuis quinze ans. Tu l’as construite toi-même, ta chance. Chapeau.
Mon autre commentaire est le suivant. Tu parles d’« un point tournant dans l’histoire de l’humanité. Développement du iPhone, de Facebook, de Twitter, de AirBnB, de GitHub, acquisition de YouTube par Google, dévoilement d’Androïd… ». Je vais commenter en te citant un extrait d’un courriel que j’ai écrit à Brian Myles il y a quelques jours. Le voici :
Dans ton éditorial de ce matin, tu énumères les émergences au cours de la première décennie du siècle. Tu cites, entre autres, l’iPhone en 2007.
Le problème, c’est que l’iPhone n’a rien d’une émergence, sauf d’un succès de marketing, ce qui est d’ailleurs la plus grande force d’Apple, qui a réussi à faire croire à la moitié de la planète qu’elle est l’inventeur du téléphone dit intelligent. Il n’en est rien. Le génie du téléphone intelligent, c’est Blackberry.
Blackberry a marié téléphone et Internet, a créé le téléphone « intelligent ». Courriels, textos, accès aux moteurs de recherche sur un téléphone, c’est le fait de Blackberry depuis 2002. Tous les gens d’affaires, tous les politiciens – Obama compris – se sont alors munis de Blackberrys.
Mais Lazaridis et consorts ont commis une grave erreur. Ils ont sous-estimé l’ergonomie, l’attrait d’un téléphone plein-écran, clavier compris. Ils ont pris un retard insurmontable dans cette ligne. Apple a copié la structure du Blackberry, y a ajouté l’écran plein-tactile et produit l’iPhone. Google a créé la plateforme Android à peu près en même temps.
Vers 2013, Blackberry avait perdu sa prééminence sur le marché.
Et la légende de l’iPhone s’est installée pour de bon. Même toi, tu t’es laissé prendre 😊
Et toi aussi, mon cher Clément. 😊
Alors, je te souhaite une excellente année. J’espère que notre maire et toi réussirez à gagner la prochaine élection. Vous le méritez et la population de Québec aussi.
Oublie pas de me trouver un petit espace dans ton horaire, un de ces quatre.
Louis