Objet trouvé

Première petite marche en bordure du fleuve depuis la disparition des glaces. Parmi la paille et les débris charriés par l’hiver, j’ai trouvé une jambe de poupée. 

À première vue c’est macabre. Mais j’étais sûr qu’il y avait plus. Je me suis demandé dans quel contexte la poupée avait pu se retrouver à l’eau. Avait-elle été démembrée avant, ou l’avait-elle été par les flots? Et de qui est-ce que ça avait pu être la poupée?

Je me suis dit qu’il n’y avait rien comme lui inventer une histoire pour lui rendre hommage. Une belle histoire.

J’ai eu l’idée d’aller consulter les journaux archivés sur le site de BAnQ, pour voir si une petite fille (ou un petit garçon!) aurait pu publier une petite annonce concernant une poupée perdue. J’ai fait la recherche. Je n’ai pas trouvé.

Je me suis dit que, tant qu’à faire, je pourrais aussi inventer cette annonce. Je l’ai fait. La poupée s’est appelée Mélodie. Pourquoi? Je ne sais pas. C’est comme ça. Elle avait été perdue par Sophie, 8 ans, le 29 juillet 1981, près du quai de Kamouraska. 

Mais ça restait une histoire trop terne à mon goût. Une histoire trop banale pour être plausible. 

Qu’est-ce que pouvait bien vouloir me raconter cette petite jambe de plastique échouée sur la grève?

Il fallait bien que cette découverte ait un sens. 

Mais pourquoi donc me casser la tête? Il s’agissait de demander à Google, bien sûr.

« Que faire avec une jambe de poupée brisée »?

Le résultat a été saisissant! J’avais devant moi une page de la Gazette des campagnes, de Saint-Anne de Kamouraska, édition du 5 mai 1955. Et un article en particulier était surligné:

Transcription:

Un hôpital de jouets, à Ste-Anne.

Avez-vous des jouets malades, infirmes, éclopés, défigurés, démontés, ingambes, borgnes, à tête fracassée, des tricycles a deux roues, ou des pièces séparées? Il y a un endroit, dans le village de Ste-Anne, où vous pouvez les envoyer en toute confiance: chez M. Emile Dumais, inspecteur de l’Unité Sanitaire de Kamouraska-L’Islet.

Ces jouets, loqueteux, étriqués, à moitié défaits, que vous croyez désormais inutiles et tout au plus bons à envoyer aux rebuts, voilà justement ce que M. Dumais recherche il les cueille – croyez-le ou non — avec une grande joie, apportera dans son atelier et les réparera à sa façon. Il opérera les crânes défoncés des poupées, leur refera des bras perdus, des doigts manquants, et même… la moitié de l’abdomen…

Et ci ces jouets sont d’ordre mécanique, il les remontera en utilisant fer blanc, bois, plastique, et tous les trucs modernes pour en refaire des neufs. En tous cas, nous avons vu là, comme en une exposition, plein une table de jouets réparés, remis à neuf et que nous aurions pris pour des importations made in Japan ou made in Germany.

Et pour qui ces jouets ainsi réparés? Pour les enfants pauvres.

Et que retire M. Dumais de ce travail acharné qui prend toutes ses soirées? Le plaisir éminemment sain et méritoire du devoir accompli et d’avoir déboursé de son argent pour l’achat des matériaux de remplacement nécessaires. En somme, c’est la joie de celui qui donne… et beaucoup plus que ce qu’il a reçu.

Et nous? Que pouvons-nous faire?

Ce n’est pas compliqué. Lorsque nous faisons’le grand ménage et que nous mettons la main sur un vieux coffre d’école, (même brisé), sur une roue inutile (parce que la voiture à qui elle servait est défunte), sur tout ce qui a été en tout ou en partie un jouet, apportons-le lui, d’abord. Et c’est lui-même, M. Emile Dumais, qui jugera si c’est bon à réparer ou bon à rien; car le nombre de trucs qu’il a à sa disposition pour faire revivre des choses usées est incroyable, et tel objet que nous destinons au tas de ferraille, fait ses déciles…

Et la poupée que nous voulions jeter au feu redevient une compagne qui fera le bonheur de quelque fillette.

Le rôle que joue M. Emile Dumais en faveur des enfants n’est pas de ceux qui assurent la gloire; c’est un travail aussi obscur que compétent; et même les journalistes, toujours à l’affût de nouveautés, ont pris du temps à réaliser quelle œuvre considérable ce dernier pouvait ainsi accomplir dans la paix de son foyer, chaque soir de la semaine.

Nous faisons cette remarque, pas tant pour complimenter cet ouvrier de tâches obscures que pour faire appel au public en faveur des enfants déshérités, et à qui nos vieux hochets pourront apporter un peu de bonheur, lorsqu’ils auront passé par les mains de… M. Emile Dumais.

Il faut tout de même louer le dévouement que nécessite la tenue d’un hôpital de vieux jouets, et la ténacité au travail de celui qui en dirige les opérations. Il faudra des heures et des heures pour remettre en valeur un objet qui ne vaudra peut-être pas un dollar. Peut-être. Mais si ce jouet d’un dollar ne provenait pas de l’hôpital, les petits sans fortune ne l’auraient peut-être pas. Et le secret de la ténacité de ce médecin des jouets, c’est son amour pour les enfants, et surtout les enfants pauvres.

Collaborons avec lui, en lui fournissant des… malades pour son hôpital…

L.G.F.

***

Je me suis évidemment demandé ce qu’était devenu Émile Dumais. Je n’ai rien trouvé de plus, sinon que je l’ai retrouvé, lui. Il repose au cimetière paroissial de Sainte-Anne de La Pocatière. 

J’irai bientôt déposer la jambe de Mélodie sur son monument funéraire.

Ça, c’est une histoire qui a plein de sens. 

Assez improbable pour être plausible.

Mise à jour — Pour celles et ceux qui auraient pu en douter, j’étais sérieux! Je suis chanceux, j’ai une amoureuse qui embarque dans mes folies, même sous la pluie. Nous avons trouvé le monument funéraire. Alors voilà: mission accomplie.