
J’ai eu le plaisir de faire une intervention, hier matin, dans le cadre du Rendez-vous des bibliothèques publiques du Québec.
C’est une intervention qui avait d’abord été planifiée au printemps 2020, puis à l’automne 2020… puis maintenant! La description avait même été rédigée… quelque part en 2019 ! La voici:
De l’autre côté du miroir
On peut aborder le défi de la recommandation de lecture en bibliothèque en s’inspirant du miroir de la marâtre dans Blanche-Neige (« Miroir, Miroir, dis-moi qui est la plus belle… »). On peut aussi traverser à notre tour le miroir d’Alice, pour plonger dans un univers fascinant peuplé de réflexions sur la lecture, de collaborations et d’algorithmes. Mais pour pouvoir profiter de cet univers, il est essentiel de s’être bien préparé… et d’avoir mis de côté quelques mauvais réflexes!
Dans cette présentation d’une trentaine de minutes, je souhaitais expliquer pourquoi il ne faut pas trop craindre l’intelligence artificielle et les algorithmes dans les bibliothèques — et dans le monde culturel en général. Qu’il faut, au contraire, se l’approprier, s’y engager, avec des idées claires sur la mission des bibliothèques et sur les objectifs qu’on poursuit.
Je voulais aussi mettre en évidence le fait que les bibliothèques ne vivent pas en dehors de l’univers culturel dans lequel évoluent leurs usagers. La transformation du web, et de son fonctionnement, changent inévitablement les attentes de celles et ceux qui fréquentent les bibliothèques — physiquement ou à travers les services qu’elles offrent en ligne.
En gros, le message que je voulais passer, c’est que les bibliothèques ont un rôle peut-être plus central que jamais à jouer dans un monde où on accède de plus en plus à la culture à travers le numérique. Et que pour pouvoir assumer pleinement ce rôle, il faut s’y engager, foncer, apprivoiser l’intelligence artificielle, jusqu’à s’en faire une force.
J’ai notamment utilisé l’exemple de Tamis, comme projet qui pourrait permettre certaines explorations / expérimentations au cours des prochaines années (de nouveaux textes seront d’ailleurs bientôt publiés sur le site de Tamis… parce que le projet continue d’évoluer!).
Vous trouverez ci-dessous, un lien vers le document qui a servi de support visuel à ma présentation, ainsi que l’essentiel de ce que j’ai pu dire (les numéros réfèrent évidemment aux pages de la présentation).
Vos commentaires seront évidemment les bienvenus!
***
De l’autre côté du miroir
Rendez-vous des bibliothèques publiques du Québec
9 juin 2021
[Page-diapo 1: l’événement]
[Page-diapo 2: le contexte]
[Page-diapo 3: page titre]
Bonjour tout le monde.
C’est un grand plaisir d’être avec vous ce matin pour vous proposer une courte réflexion dans le cadre d’un volet de l’événement qui s’intitule:
[4]
L’aide au lecteur, entre passion et algorithme.
Entre passion et algorithme.
[5]
Je trouve dommage qu’on donne l’impression d’opposer passion et algorithme. Mais je le comprends.
[6]
Ça fait appel à nos craintes, aux chambres d’échos et aux bulles de filtres dont on n’a tant parlé dans les dernières années — et qui ont eu toutes les conséquences qu’on connaît.
[7]
Quand on parle d’algorithmes, on pense aussi aux suggestions souvent insignifiantes que nous font plusieurs commerces en ligne: « les gens qui ont aimé ceci aiment aussi cela… ».
[8]
On fait aussi référence aux craintes pour notre vie privée et à toutes les pubs intrigantes qui nous sont envoyées sur les médias sociaux.
[9]
Quand on parle d’algorithme, on pense spontanément à tous ces mécanismes qui ne cherchent qu’à jouer avec l’image que nous avons de nous-mêmes, souvent pour nous manipuler.
C’est le miroir de la marâtre, de Blanche-neige.
Mais heureusement, il n’y a évidemment pas que ça.
[10]
Parce qu’un algorithme, au fond, ce n’est qu’une procédure, un programme, qui est guidé par une intention.
Et c’est l’intention qui compte.
[11]
Il faut s’intéresser aux algorithmes. Tenter de les comprendre. Pour ne pas se laisser manipuler.
C’est d’autant plus important que ce sont des algorithmes qui organisent le Web.
[12]
Quand on fait une recherche sur Google, ce qu’on obtient comme résultat est le résultat de plusieurs algorithmes.
[13]
À gauche, les résultats auxquels on s’est habitué au cours des vingt dernières années.
À droite, un encadré qu’on voit de plus en plus souvent…
Qui prend de plus en plus de place…
[14]
Qui occupe même tout l’écran sur un appareil mobile comme un iPad ou un iPhone.
Cet encadré témoigne d’un changement accéléré dans le fonctionnement du Web.
Google est de moins en moins un moteur de recherche.
Il est de plus en plus un moteur de recommandation.
Cet encadré regroupe les informations que vous recommande Google parce qu’il a compris que vous vous intéressez à Naomie Fontaine.
[15]
Et ce sera de plus en plus comme ça parce que les écrans à partir desquels on consulte le web sont de plus en plus petits… Ce qui fait que Google a de moins en moins le droit de se tromper dans ses recommandations.
Sur un écran d’ordinateur, Google pouvait nous présenter une dizaine de résultats, dans lequel on devait en trouver un bon pour être satisfait.
Sur un écran de iPad, cinq ou six.
Sur un écran de iPhone, trois ou quatre.
À partir d’une interrogation vocale, un seul.
Il n’a plus le droit de se tromper. Ses recommandations doivent être de plus ne plus pertinentes.
[16]
Ça s’accompagne d’autres changements… l’idée que les gens apprendraient à faire des recherches complexes de ce type relève maintenant du passé.
[17]
On s’attend maintenant à obtenir des résultats pertinents, complets et variés à partir de requêtes très simples.
[18]
C’est pour répondre à cette situation que Google développe sans cesse de nouveaux algorithmes, qui s’appuient de plus en plus sur ce qu’on appelle les données ouvertes et liées.
[19]
C’est en s’appuyant sur toutes ces sources de données ouvertes et liées que Google peut nous présenter ces encadrés d’information sur Joséphine Bacon.
[20]
Quand je cherche de l’information sur Daniel Boucher, les algorithmes de Google vont voir s’il y a de l’information à son sujet dans Wikipédia, dans Wikidata, dans IMDB, dans MusicBrainz, dans WorldCat… rapporte ce qui lui semble le plus pertinent et nous présente la synthèse.
[21]
Ce sont aussi des algorithmes de ce type qui font que c’est le pain aux bananes de Ricardo qui est à tout coup dans le haut des résultats.
[22]
Parce que les concepteurs du site de Ricardo ont pensé à bien décrire chacune des recettes non seulement pour les humains, mais aussi pour les algorithmes de Google.
Chaque ingrédient et chaque étape de la recette est décrit de façon normalisée, de manière à pouvoir être utilisé par les algorithmes. Autrement, Google aurait préféré ignorer la recette que de risque de se tromper en la présentant par erreur comme recommandation.
[23]
Et, de plus en plus, c’est la même chose si je cherche des « livres pour enfants sur les dragons » ou des « livres sur l’intimidation ».
Sauf que les résultats sont alors moins satisfaisants, entre autres parce que les éditeurs ont généralement moins bien décrit leurs livres que Ricardo ne l’a fait avec ses recettes.
[24]
Et c’est comme ça que tout notre univers numérique est en train de s’organiser.
C’est l’expérience qu’en ont les usagers des bibliothèques.
C’est comme ça qu’il s’attendent à ce que les choses se passent.
[25]
C’est ce qui fait qu’ils sont de plus en plus dépaysés par les interfaces qu’on leur propose…
Qui sont souvent complexes, qui ne présentent que des listes, qu’ils doivent préciser avec des méthodes qu’ils ne voient nulle part ailleurs.
[26]
Heureusement, on n’a pas à choisir entre le savoir-faire bibliothéconomie une et les algorithmes.
On n’a pas à sacrifier le service et la passion au profit des algorithmes. C’est un faux dilemme.
[27]
Au contraire, le défi auquel on fait face est de réussir à mettre les algorithmes au profit des bibliothèques et de leurs usagers.
Il faut que les algorithmes nous permettent de mieux connaître les usagers, pour pouvoir mieux les servir…
Il faut qu’ils nous permettent aussi de mieux connaître les livres et les documents qui composent la collection de la bibliothèque…
[28]
Enfin, il faut que les algorithmes nous aider à formuler plus facilement des suggestions plus pertinentes et plus satisfaisantes pour les usagers.
[29]
Et pour réussir ça, pour mettre en place cette magie, il est essentiel de se demander quel objectif on poursuit.
Quel objectif doit guider le travail des algorithmes.
Dans le cas d’Amazon, c’est facile: c’est vendre plus de livres.
Dans le cas de Netflix aussi, c’est de nous garder devant l’écran le plus longtemps possible.
Mais pour nous, en bibliothèque? Faire lire davantage? Faire découvrir de nouveaux livres? Amener les lecteurs à découvrir de nouvelles réalités? À lire des auteurs qui représentent une plus grande diversité de genre, ou ethnoculturelle?
[30]
Pour ça, un des défis qu’on a, c’est de mieux connaître les livres et les documents dès collections.
Parce que ce n’est pas facile de trouver des livres qui se passent près de la rivière Saint-Charles, ou des romans pour les amateurs de vins, ou un polar d’un auteur innu — par exemple.
Nos systèmes de classement et nos systèmes de gestion n’ont pas été pensés comme ça. Ils n’ont pas été pensés comme le web fonctionne aujourd’hui.
Heureusement, il y a des algorithmes qui vont pouvoir nous aider dans ça.
[31]
Le projet Tamis nous en donne un exemple.
[32]
Tamis est un outil qui analyse le contenu des livres, les images de la couverture, le texte — tout! — pour en ressortir des concepts, et divers éléments qui sont importants dans un processus de recommandation.
[33]
La couverture de ce livre, par exemple, est automatiquement associée à des couleurs et à des images.
[34]
L’analyse de son contenu permet de dire qu’il aborde certains concepts — qu’il parle de Genesis et de Pink Floyd aussi.
Et pas juste parce que les mots sont présents dans le texte, parce que les algorithmes ont pu identifier qu’il s’agissait bien des groupes de musiques.
Il a aussi été possible d’identifier que le livre évoque des événements qui ont surtout eu lieu à Québec et à Montréal.
[35]
Tamis permet alors de lier ce livre avec d’autres dont le contenu aborde des sujets semblables.
[36]
Et éventuellement de dire à un lecteur qui s’est intéressé à ce livre sur l’histoire du rock progressif que les romans, et documentaires suivants font aussi écho à ce style musical.
[37]
Et parce que Tamis ne s’intéresse pas qu’à la présence du mot « Rivière Saint-Charles », par exemple, mais bien au concept associé, il pourra suggérer un livre associé à la Rivière Saint-Charles à quelqu’un qui cherche un livre sur une rivière de la région de Québec. Je pourrais aussi localiser les livres sur la carte en fonction des rivières concernées, etc.
Grâce aux données liées — comme Google le fait!
[38]
Parce que la Rivière Saint-Charles, comme Pink Floyd et Joséphine Bacon, sont décrits de façon détaillée dans Wikidata, et dans une foule d’autres sources de données ouvertes et liées.
[39]
Une foule d’organisations culturelles sont en train de s’intéresser aux algorithmes qui permettent d’exploiter Wikidata et d’autres sources de données liées.
Ça me semble évident que les bibliothèques doivent le faire aussi.
[40]
Il faut que la bibliothèque soit au cœur de toutes ces données.
[41]
On ne peut pas se fermer les yeux sur le potentiel des algorithmes et sur l’impact qu’ils ont sur la manière d’accéder à la culture.
[42]
Il faut qu’on trouve des façons de mettre ces algorithmes au service des bonnes pratiques en bibliothèques.
En revenant toujours à notre objectif.
[43]
Qui n’est pas de faire de l’argent, ou de stimuler la consommation, mais de faire lire et de faire aimer la lecture.
[44]
Il n’y a pas de raison pour que des Systèmes intégrés de gestion de bibliothèque (SIGB) modernes n’intègrent pas dans leur fonctionnement des algorithmes conçus spécialement pour ça.
[45]
Il ne s’agit pas de remplacer les bibliothécaires par de l’intelligence artificielle.
Au contraire!
Il faut plutôt rêver à une nouvelle génération de bibliothécaires augmentées!
Des bibliothécaires mieux outillées que jamais pour faire leur travail de médiation, avec encore plus de satisfaction — à la fois pour elles et pour les usagers!
[46]
Et c’est ce qui m’amène à Alice… et à l’autre côté du miroir.
Je pense qu’il est urgent qu’on change notre façon de voir l’intelligence artificielle et les algorithmes — il faut arrêter de les voir comme des mécanismes de manipulation — auxquelles la passion et la voix humaine seraient en tout temps préférables.
[47]
Il faut qu’on accepte de passer de l’autre côté du miroir.
Il faut qu’on arrête de voir une contradiction entre la passion et les algorithmes.
Il faut qu’on repense l’aide aux lecteurs AVEC passion ET algorithme.
Parce que c’est seulement comme ça qu’on va pouvoir donner aux bibliothèques la place centrale qu’elles méritent dans l’univers numérique.
[48]
Et je vais laisser le mot de la fin à Alice… en nous souhaitant d’avoir la même ambition qu’elle pour nos bibliothèques.

— Ma parole, on dirait exactement les cases d’un échiquier ! (…) C’est une grande partie d’échecs qui est en train de se jouer… dans le monde entier… du moins, si ce que je vois est bien le monde. Oh ! comme c’est amusant ! Comme je voudrais être une des pièces ! Ça me serait égal d’être un Pion, pourvu que je puisse prendre part au jeu… mais, naturellement, je préférerais être une Reine. (…)
– C’est très facile. Si tu veux, tu peux être le Pion de la Reine Blanche (…) Pour commencer, tu es dans la Seconde Case, et, quand tu arriveras dans la Huitième Case, tu seras une Reine…
De l’autre côté du miroir, par Lewis Carroll