« Extraits du journal de Jules Flegmon
10 février. — Un bruit absurde court dans le quartier à propos de nouvelles restrictions. Afin de parer à la disette et d’assurer un meilleur rendement de l’élément laborieux de la population, il serait procédé à la mise à mort des consommateurs improductifs : vieillards, retraités, rentiers, chômeurs, et autres bouches inutiles. Au fond, je trouve que cette mesure serait assez juste. […]
12 février. — … il n’est pas question de mettre à mort les inutiles. On rognera simplement sur leur temps de vie. Maleffroi m’a expliqué qu’ils auraient droit à tant de jours d’existence par mois, selon leur degré d’inutilité. Il paraît que les cartes de temps sont déjà imprimés. J’ai trouvé cette idée aussi heureuse que poétique. […]
13 février. —C’est une infamie! un déni de justice! un monstrueux assasinat! Le décret vient de paraître dans les journaux et voilà-t-il pas que parmi » les consommateurs dont l’entretien n’est compensé par aucune contrepartie réelle « , figurent les artistes et les écrivains! À la rigueur, j’aurais compris que la mesure s’appliquât aux peintres, aux sculpteurs, aux musiciens. Mais aux écrivains! Il y a là une inconséquence, une aberration, qui resteront une honte suprème de notre époque. Car, enfin, l’utilité des écrivains n’est pas à démontrer, surtout pas la mienne, je peux le dire en toute modestie. Or, je n’aurai droit qu’à quinze jours d’existence par mois. »
* * *
Ce sont quelques extraits de La carte, troisième nouvelle du Passe-muraille, de Marcel Aymé.
Je n’ai rien à ajouter. Seulement une suggestion à formuler: garder ce texte en mémoire lorsque l’actualité politique reprendra dans quelques jours.
Juste à lire le titre, j’ai pensé à une certaine « conserve » (canisse) dont le discours n’est plus à publiciser tellement il est connu ici… Je me suis dit qu’il faudrait lui faire lire ça… mais il ne comprendrait pas, sans doute :-(