La lecture des journaux du samedi matin est chaque fois une belle occasion de faire un bilan de l’actualité de la semaine — et de mettre en ordre quelques notes (aujourd’hui, particulièrement pour le projet d’écriture qui m’occupe l’esprit depuis quelques semaines).
Je partage quelques éléments de ce que je retiens de la lecture du Soleil et du Devoir de ce matin. Avec la pièce de résistance à la toute fin: pour qu’il me (nous) reste en tête dans les prochains jours, semaines, mois…
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Premier constat: la dose de cynisme est encore une fois très forte. Elle se trouve souvent distillée dans de courtes phrases assassines glissées dans les textes, comme à la fin de la chronique de Gilbert Lavoie, qui se moque du premier ministre par cette boutade: «Noël approche, un sauveur est né.» Ce n’est pas très bon pour le moral…
Les hommes du président | Gilbert Lavoie | Le Soleil
Jean-Marc Salvet nous dit pour sa part que tous les partis d’opposition annoncent qu’ils se mettent maintenant en mode propositions. Je m’en réjouis évidemment — reste à voir la nature des propositions qui seront formulées. Il faudra qu’elles aient du corps, qu’elles soient crédibles, et ambitieuses. Et, surtout, qu’elle démontrent une compréhension réelle des forces qui sont en train de transformer la société québécoise.
Un gouvernement Couillard 2? | Jean-Marc Salvet | Le Soleil
Le Soleil reprend aussi une série de textes de Katia Gagnon publiés dans La Presse. Ils constituent un portrait saisissant qui témoigne d’un décrochage considérable de la population à l’égard du monde politique, selon Gérard Bouchard.
«La méfiance envers les élites et les institutions, c’est très inquiétant pour une société. Les institutions se fondent sur une adhésion de la population. Quand ça commence à s’effriter, il faut s’en préoccuper. On ne peut pas rester indifférent face à ça.»
Le réveil est tardif. Pire, il me semble reposer sur une erreur importante… parce qu’il fait porter le fardeau de la situation à la population, sur ceux qui ne comprennent pas. C’est le même réflexe qu’a eu le premier ministre cette semaine en constatant les résultats des élections partielles.
Plus loin dans le texte, on s’étonne de «la proportion de gens qui ne se retrouvent dans aucun parti politique à l’Assemblée nationale — « pourtant on a quatre partis qui offrent des discours différents ».» Différents certes, mais connectés? Perçus comme légitimes et crédibles? J’ai de gros doutes. Et il me semble que c’est de ce côté-là qu’on devrait s’interroger, plutôt que de déplorer le décrochage des citoyens.
En attendant le Trump québécois | Katia Gagnon | La Presse
L’éditorial de Brigitte Breton porte aussi sur l’écoeurement national, en s’appuyant sur l’arrivée en politique de Bernard Gauthier et la sortie du film Votez Bougon.
L’éditorialiste y reprend des propos de Gérard Bouchard, qui tend (encore) à culpabiliser «les personnes qui n’accordent plus foi au discours de la société [qui] deviennent des électrons libres en quête de modèles et sensibles au discours populiste». Il va jusqu’à dire que «ces électrons libres vont choisir le premier leader qui va les séduire par son discours et c’est en plein ce qui est arrivé avec Trump aux États-Unis, où seulement 6% des gens croient aux médias.» C’est un commentaire qui me semble inutilement méprisant.
Bougon, Rambo et les autres | Brigitte Breton | Le Soleil
Heureusement, Brigitte Breton reconnaît tout de même que le discours des politiciens n’est pas pour rien dans la situation:
«C’est un peu court, voire insultant, de toujours croire que le message n’a pas été clair, que les gens n’ont pas bien compris et de penser que des réinvestissements et des jobs feront tout oublier»
Il faut arrêter de dire (et de croire!) que la situation actuelle s’explique par le fait qu’une partie de la population ne comprend pas. C’est simpliste et ça contribue au problème.
Le dernier article que je retiens de la lecture du Soleil de ce matin est signé par Jean-Michel Genois Gagnon. Il décrit le lancement de la Coalition FORCE 4.0:
«Afin de soutenir davantage l’innovation et de favoriser le développement social, industriel, technologique et numérique de la région, 14 acteurs du développement économique et de la recherche ont décidé de s’associer».
La révolution en marche | Jean-Michel Genois Gagnon | Le Soleil
J’ose espérer que Le Soleil consacrera beaucoup d’espace dans ses pages au cours des prochaines semaines pour expliquer les enjeux associés à la numérisation et à l’Internet des objets, que la coalition décrit comme «la quatrième révolution industrielle… après la machine à vapeur, l’électricité et l’automatisation et celle de l’électronique et de la robotique.» C’est indispensable, autrement on va créer un nouvel espace où il y aura des élites qui prétendent savoir et une partie importante de la population qu’on accusera de ne pas comprendre.
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Plusieurs articles ont également suscité mon attention dans Le Devoir. J’en retiens particulièrement deux.
Le premier, sous la plume de Marco Fortier, qui fait trace un parallèle avec le désenchantement des électeurs (l’expression est plus positive, mais est-elle suffisante?) et la multiplication des tournées de consultations et de rencontres, qu’il présente comme autant d’efforts des partis pour se rapprocher des citoyens.
«Comme par hasard, les « élites » — ou les gens qui sont perçus comme les élites — ont une soudaine envie d’aller rencontrer « le peuple » par les temps qui courent.»
En conclusion de l’article, le politologue Jean-Herman Guay salue ces efforts (mais) déplore que «le problème c’est qu’une frange importante de l’électorat rejette systématiquement tout ce qui vient des partis politiques traditionnels. Ils préfèrent l’immense doigt d’honneur au système proposé par les Trump et les Rambo de ce monde.»
«L’élite» à l’écoute du peuple | Marco Fortier | Le Devoir
Et la pièce de résistance…
Le texte le plus marquant ce matin est sans aucun doute le texte de Dominique Trudel dans la série Le Devoir de philo. Un texte qui est beaucoup plus exigeant que les autres, mais qui mérite amplement l’effort.
L’élection de Trump danse l’oeil de l’École de Francfort | Dominique Trudel | Le Devoir
Le texte décrit bien les mécanismes sociopolitiques et médiatiques qui concourent pour créer la situation actuelle. Il explique remarquablement qu’il ne s’agira pas de faire seulement plus de dénonciation et de «vérification des faits» pour se sortir de l’impasse. Ce sont les mécanismes par lesquels nous décrivons la société qu’il faut repenser.
Extraits:
«Munis de leurs instruments de prédilection — journalisme de données, sondages et vérification des faits —, les journalistes et les grands médias ont refusé d’envisager sérieusement l’éventualité de l’élection de Trump…»
«Dans la perspective de Fromm et des théoriciens de l’École de Francfort (…) la conscience ou les opinions politiques ne sont pas des données premières, mais le résultat d’un processus à expliquer…»
«Cette conceptualisation du fascisme a des implications méthodologiques claires : le fascisme n’est pas une « opinion » et ne peut être appréhendé par les instruments de mesure de l’opinion.»
«[pourtant, aux États-Unis les journalistes ont préféré] commander et commenter des sondages plutôt que de chercher à découvrir la manière dont la campagne permettait d’articuler des dynamiques psychiques et sociologiques profondes…»
«…«les pratiques du journalisme convergent [aujourd’hui] autour d’un modèle dominant adopté par les grands médias. Le journalisme de données, les pratiques de vérification des faits et les sondages se sont imposés comme les instruments par excellence de l’objectivité journalistique. »
«[les journalistes couvrent] les élections à la manière d’un drame homérique. (…) La politique se présente alors comme un simple rapport de force, ce qui constitue l’essence même du fascisme qui « ne conçoit que la victoire du plus fort et l’anéantissement du plus faible ».»
«…les journalistes ont été les complices d’un mode de subjectivation fasciste dont un des traits fondamentaux est la fascination pour la figure du chef. (…) Certains croyaient bien faire en exposant un tempérament prompt à la violence, à la limite de la psychopathie. Ils ont eu tort et n’ont fait que dynamiser une subjectivation proprement fasciste qui fonctionne à travers les médias, aussi bien intentionnés et démocratiques soient-ils.»
«Fascinés par le développement de ses récents outils objectifs, les journalistes ont oublié qu’à chaque événement correspond un ensemble de théories spécifiques permettant d’établir, non pas la carte la plus précise, mais une carte permettant de passer à l’action.»
Quelle est la responsabilité des médias (et de chacun d’entre nous) dans la mise en action qui est nécessaire à l’idéal démocratique? C’est une belle piste de réflexion, qui répond aussi à celle que nous avons récemment entreprise autour de quelques sandwichs:
Comment être des citoyens responsables et engagés si, pour cela, il faut s’informer, mais que dans le contexte actuel, plus on s’informe, plus on devient cynique et moins on a envie de s’engager.
Le texte de Dominique Trudel nous rappelle que la dénonciation n’est plus suffisante: il faut désormais changer la manière dont on choisit de décrire la réalité.
J’ose un exemple, très simple, presque anecdotique (ou pas, justement!):
Choisir d’appeler Bernard Gauthier «Rambo» c’est aussi un peu l’autoriser à rester flou sur ses idées en lui permettant de se contenter d’incarner la protestation. C’est alimenter une fascination malsaine pour la figure du leader autoritaire.
En faisant ça, on contribue inconsciemment à l’affaiblissement des débats.
Il faut arrêter de le faire: il faut parler de Bernard Gauthier.
C’est un geste simple qui sera probablement bien plus efficace que les plus virulentes dénonciations si on veut briser le cercle vicieux de la déroute démocratique.
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Mise à jour: presque tous les mécanismes néfastes qui sont décrits par Dominique Trudel se trouvent remarquablement illustrés dans cet article du Journal de Québec:
Appelez-le maintenant Bernard «Trump» Gauthier | Emy-Jane Dery
MILLE BRAVOS pour cet article. Ciao, Hélène