Note: Dans le cadre de la préparation de la prochaine réunion de mon conseil d’administration virtuel, j’ai écrit (virtuellement) au Frère Marie-Victorin, afin de lui présenter sommairement ce qui pourrait être au coeur de l’ordre du jour de la réunion.
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de: Clément Laberge
à: Frère Marie-Victorin
sujet: le miroir
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Frère/Monsieur/Monsieur Kirouac,
Je ne sais trop comment vous adresser cette lettre, parce que je ne vous écris pas du tout en votre qualité de frère. Je vous avouerai même candidement m’être assez peu intéressé à cette dimension de votre vie — ce qui ne m’empêche pourtant pas d’être inspiré par vos réalisations et par votre démarche depuis de nombreuses années — au point de faire de vous un membre important de mon conseil d’administration virtuel.
Avant de vous écrire ce soir, j’ai pris le temps de relire de larges extraits de deux petits livres qui vous ont été consacrés au cours des dernières années: Marie- Victorin, le botaniste patriote, de Pierre Couture, et Frère Marie-Victorin, de Gilles Beaudet. Je ne suis pas allé jusqu’à replonger dans vos journaux intimes, regroupés en 2004 sous le titre Mon miroir, par Gilles Beaudet et Lucie Jasmin, mais je me suis souvenu avec plaisir de l’été où j’en ai lu les quelque huit cents pages.
Je me suis particulièrement attardé au septième chapitre du livre de Pierre Couture, qui est consacré à l’importance que vous avez toujours accordée à ce qu’il présente comme la relève.
« Marie-Victorin est toujours resté près des jeunes enfants et a insisté en permanence pour les éveiller à la réalité et à la nature qui les entourent. »
Le texte raconte la création des Cercles des jeunes naturalistes, et l’engouement que vous avez su créer autour de ce mouvement, avec l’aide de vos collaborateurs et l’importance qu’ils auront eu dans l’éducation scientifique de la société québécoise. De la véritable action locale aux dimensions globales. Le texte évoque aussi la création de l’école L’Éveil, avec Marcelle Gauvreau, et le rayonnement qui suivit.
« …l’intérêt pédagogique du frère ne s’arrête pas à l’université ou à l’enfance et la petite enfance. Car il a entrepris de modifier les attitudes culturelles de tout le Québec, et tous les moyens sont bons pour y arriver. C’est ainsi que, à ses tâches et missions d’enseignement, aux articles de combat qu’il dissémine dans les revues savantes et dans Le Devoir, il ajoutera d’autres activités d’initiation. »
J’ai une fois de plus trouvé fascinante l’expérience de l’école de la route, au cours de laquelle des enseignants vous accompagnaient en excursion, sur le terrain, pendant leurs vacances estivales, afin de faire la découverte de la nature et de la science.
« …par ce détour de la formation des formateurs, le botaniste arrive à infléchir progressivement, dans le sens souhaité, la nature des cours dispensés dans les écoles. »
Et dans le sillage: Radio-Collège, la Cité des plantes, la naissance de l’ACFAS, la publication de la Flore laurentienne et, évidemment, la création du Jardin botanique de Montréal.
Le huitième chapitre de l’autre livre, celui de Gilles Beaudet, relie toutes ces réalisations à une idée, celle de la place que doivent prendre les Canadiens-français dans le monde scientifique. Il vous cite:
« Une question angoissante se pose en ce pays: y aura-t-il une science française en ce pays? »
Pour Gilles Beaudet, il y a dans cette question « la clé des engagements successifs du Frère Marie-Victorin dans le domaine scientifique. » Il rapporte que vous avez écrit, en 1925:
« Nous, les Canadiens-français nous sommes pour bien peu de choses dans toute cette marche en avant des découvertes scientifiques et dans tous ces reculs d’horizon. Le monde scientifique a marché sans nous; il nous a laissés si loin derrière lui que nous l’avons perdu de vue et que beaucoup de nos compatriotes cultivés le croient petit et de mince importance parce qu’ils le voient de trop loin. La grenouille dans sa mare, dit le proverbe japonais, ignore le grand océan. C’est un peu notre cas. »
« On veut absolument que nous soyons une nation, continue-t-il, et nous sommes très fiers de pouvoir apposer notre signature en bas de documents internationaux. Cette petite vanité qui nous coûte cher ne change rien à notre état présent. Nous ne serons une véritable nation que lorsque nous cesserons d’être à la merci des capitaux étrangers, des intellectuels étrangers, qu’à l’heure où nous serons maîtres par la connaissance d’abord, par la possession physique ensuite des ressources de notre sol, de sa faune et de sa flore. »
Je me suis souvenu d’avoir déjà cité ce passage en 2003, à l’occasion d’une conférence que j’avais prononcée devant un groupe d’enseignants et de cadres scolaires, à Saint-Hyacinthe. Mon ami Mario, avec qui je partage cette idée des conseils d’administration virtuels, était d’ailleurs présent à cette occasion, si ma mémoire est bonne.
Et même avant cela, j’avais esquissé un projet qui s’inspirait explicitement des Cercles des jeunes naturalistes, dans le but d’aider le Québec à entrer dans l’âge du numérique. C’était même avant qu’on parle des blogues, on parlait alors des weblogs:
« Le contexte se prête très bien, il me semble, pour que nous posions aujourd’hui les bases d’un mouvement semblable aux CJN, dans le domaine des technologies de l’information et de la communication. Un mouvement grâce auquel les jeunes, guidés par quelques maîtres, pourraient contribuer activement à faire entrer le Québec dans l’âge du numérique? »
Si je vous invite à la prochaine réunion de mon conseil d’administration virtuel, Monsieur Kirouac, c’est parce que je souhaite vraiment pouvoir compter sur vous pour m’aider à réfléchir aux diverses formes que pourra prendre mon engagement dans le développement de la société québécoise au cours des prochaines années.
Votre engagement et votre leadership ont su prendre tellement de formes et porter tellement de fruits qu’il ne me semble pas possible de les expliquer seulement par votre charisme légendaire.
La marque que vous avez laissée sur la société québécoise est forcément le résultat d’une très grande habileté pour choisir vos batailles et pour identifier les meilleurs collaborateurs à chaque moment de votre parcours — ce qui n’empêche pas que vous ayez aussi été parfois profondément blessé, notamment au contact du monde politique. Gilles Beaudet le rappelle d’ailleurs en citant une de vos lettres, écrite dans un moment particulièrement difficile de naissance du Jardin botanique où vous étiez aux prises avec « les procédés despotiques et destructeurs » du ministre de la Voirie et des Travaux publics:
« Dans le monde tel qu’il est fait, il est absolument inutile d’avoir raison: il faut surtout avoir des rouleaux à vapeur / compresseurs pour passer sur le dos des agresseurs… »
C’est aussi parce que je n’ai pas envie de développer ce genre amertume que j’espère vivement pouvoir vous compter sur votre présence à la prochaine réunion de mon conseil d’administration virtuel.
Respectueusement,
Clément
« La grenouille dans sa mare, dit le proverbe japonais, ignore le grand océan. C’est un peu notre cas. / On veut absolument que nous soyons une nation […].»
Est-on vraiment sorti de cette situation? Est-ce que de se sentir nation suffirait à faire de nous un grand océan?
Ou encore on se bernerait à croire que notre mare est un océan? Dernièrement, à chaque conférence, réunion, colloque, où je me retrouve j’entends des affirmations qui tournent autour de «on a du potentiel».
Si je relie les deux réflexions, j’ai l’impression qu’on piétine encore dans les réflexions de l’époque des Têtes à Papineau. Et Céline Dion à Tokyo ou le Cirque du Soleil a Vegas n’a pas pensé nos blessures ni notre inquiétude.
En ce sens, une mare est plus rassurante… Le Québécois aime sa mare, mais rêve d’océan. Seulement, il est impossible d’avoir les deux. Et tant qu’il oscillera entre les deux, il ne sera ni choisir ses «batailles» ou ses «collaborateurs». (On n’a qu’à regarder comment les Québécois votent au provincial et au fédéral depuis quelques années..)
L’Entre-Deux est une place peu enviable où on erre et se prend la tête. Tout y est plus compliqué et inconstant. Dans le désert, chaque signe d’eau est à suivre…
Je ne suis pas amère, mais je suis triste pour mon peuple qui est perdu.