Ouf! — Les annonces d’Apple hier font décidément beaucoup parler d’elles!
J’ai eu l’occasion de réagir une première fois rapidement hier en répondant aux questions de Fabien Deglise, mais comme dans le cas d’à peu près toutes les annonces de Apple, il faut prendre le temps de s’accorder un peu de perspective avant de vraiment se faire une idée de ce que signifieront vraiment ces annonces une fois la poussière retombée. Voici donc ce que j’en pense maintenant, vingt-quatre heures plus tard.
Je réfléchis tout haut… je cherche un angle pour analyser tout ça.
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Je ne détaillerai pas les annonces en tant que telles — cela a été fait sur de nombreux autres sites. Néanmoins, si on résume ce qu’Apple a annoncé:
- un nouveau logiciel de création de livres, et en particulier de manuels scolaires (iBooks Author)
- une mise à jour de iBooks adapté à une utilisation en milieu d’apprentissage (iBooks 2)
- un outil pour organiser des documents dans un cadre d’enseignement (iTunes U)
À première vue, iBooks Author est vraiment un extraordinaire outil de création; iBooks 2 une mise à jour majeure de l’application; et iTunes U quelque chose de très prometteur. Je dis semble parce que je n’ai pas encore eu le temps d’analyser suffisamment cette portion des annonces. Tout cela est bien fait et bien mis en marché. C’est du grand Apple, encore une fois.
Ce qui frappe particulièrement cette fois, c’est à quel point le discours de l’entreprise est vertueux. En gros, elle dit: voici les outils grâce auxquels les écoles pourront (enfin) bénéficier de la puissance des technologies. Plus encore: il s’agit de réinventer le manuel scolaire, voire le curriculum lui-même. Comme si les écoles attendaient l’aide d’Apple pour (enfin) changer.
Là où le bât blesse, c’est qu’Apple nous offre un environnement informatique complètement fermé: les livres produits avec iBooks Author ne pourront être vendus que sur le iBookStore; seront dans un format unique à Apple, et ne pourront être lus qu’avec l’application iBooks 2, sur un iPad. Est-ce un crime? Certainement pas. C’est même remarquablement ingénieux… d’un point de vue commercial. Mais les discours vertueux en prennent un coup. S’il s’agissait surtout d’aider les écoles, même en vendant des iPad, Apple aurait minimalement dû annoncer à la même occasion une mise à jour de iOS pour permettre à plus d’un utilisateur de partager un appareil (sessions multi-utilisateurs, comme MacOS peut le faire)… sauf que ce sera beaucoup plus payant si les écoles (ou les parents) achètent un iPad par élève au lieu d’un iPad par pupitre.
Faut-il reprocher ces choix à Apple? Je ne pense pas (mais je suis peut-être trop cynique!). Je pense sincèrement qu’Apple propose des applications remarquables, un environnement commercial particulièrement efficace et qu’elle réussira à générer de la valeur (des profits) pour ses actionnaires. Il me semble qu’on devrait plutôt garder nos reproches aux médias qui relaient le message de la pomme un peu trop docilement… et, plus encore, pour nous interroger sur notre propre manque d’esprit critique devant ces innovations.
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Au fond, je me demande si ce qu’il faut surtout comprendre des annonces d’hier, ce n’est pas qu’en plus de vendre des iPad et des logiciels, Apple a maintenant choisi de devenir éditeur… et qu’en dénonçant des éléments particuliers des conditions d’utilisations de iBooks Author et les choix de formats non standard, on passe à côté de ce qui est vraiment en train de se passer.
Je dis ça parce que, si on y pense bien, en faisant l’hypothèse que la stratégie d’Apple est de progressivement devenir elle-même un éditeur, à sa façon, on comprend beaucoup mieux les choix qu’on lui reproche avec une interprétation plus classique des annonces d’hier — à commencer par le nom de l’application: iBooks Author.
En effet, si Apple est éditeur, on peut se dire que les conditions d’utilisation du logiciel s’apparentent à un contrat d’auteur, et alors, il n’est pas anormal qu’elles prévoient une forme d’exclusivité. Il n’est pas anormal non plus que les ventes soient limitées à sa propre boutique, comme certains éditeurs misent essentiellement sur la vente directe pour diffuser leurs productions (ce n’est pas à l’auteur de choisir les canaux de ventes à privilégier). Rien de choquant, non plus, dans ce contexte, à ce qu’Apple se réserve le droit de ne pas tout publier ce qui lui sera soumis. Pas surprenant non plus qu’Apple soit tenté de barrer le chemin à certains concurrents. C’est comme ça que ça se passe…
Sauf que.
Sauf que si Apple devient éditeur, il faudra bien en tenir compte — et analyser ses choix et ses stratégies en conséquence, en particulier dans le marché scolaire. Et pour le moment, le modèle proposé par Apple n’est pas tellement différent de celui des éditeurs scolaires traditionnels. Un peu plus multimédia, mais pas beaucoup plus ouvert aux dynamiques sociales et à la co-construction. Pas moins axé sur l’enseignement et pas beaucoup plus sur l’apprentissage. En cela, la démarche d’Apple est très innovatrice, mais pas particulièrement révolutionnaire.
Vu sous cet angle, j’ai moins envie de reprocher ses choix à Apple que de crier haut et fort que l’arrivée d’un acteur aussi puissant dans le monde de l’édition scolaire doit être un wake up call pour tous ceux qui ont l’éducation à coeur et pour ceux qui ont la responsabilité du système scolaire. Il est urgent que nous explicitions, chacun dans nos milieux, nos valeurs et nos points de repère communs sur ce qui est acceptable et ce qui ne l’est pas dans un contexte scolaire. Sur ce qui doit ou non être encadré par les pouvoirs publics dans une perspective de recherche du Bien commun. Parce que cela ne fait pas partie du plan d’affaire d’Apple.
Il n’y a pas de doute que les outils et les propositions qu’Apple a présentées hier sont fantastiques. Enthousiasmantes. Mais ils sont aussi périlleux si nous ne nous dotons pas, collectivement, de programmes et de politiques concernant des technologies éducatives et le matériel scolaire afin d’en tirer adéquatement profit. Or, j’ai l’impression que nous n’en avons pas depuis déjà trop longtemps.
Non, décidément, je ne reproche rien à Apple. Et je n’en suis pas moins admiratif. Je juste un peu préoccupé de l’absence de produits/services/approches alternatives pour éviter une hégémonie qui me semble incompatible avec ma vision de l’éducation et de la culture en général.
Au fond, je pense que je ne reproche qu’une chose à Apple: de miser un peu trop sur notre candeur pour nous présenter et nous vendre ses produits.
Et je continue de réfléchir à tout ça.
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22 janvier — mise à jour: J’ai poursuivi ma réflexion ici…
Réflexion spontanée, comme je les aime.
J’adhère à 100% aux propos ! Mais ça ne règle pas tout, au contraire. Ouf… il y a beaucoup d’enjeux en cause, et beaucoup de travail devant ceux qui ne veulent pas que regarder le train passer.
Enfin. On va commencer par entrer dans la fin de semaine…
Belle réflexion. Avez-vous écouté la vidéo de présentation sur le site d’Apple (http://www.apple.com/education/#video-textbooks) ? Les premiers mots sont : « I teach ». iTeach ? Quels génies du marketing ! ;-)
Mais je n’y crois pas trop. Pourquoi offrir l’outil gratuitement ? Le choix de la distribution exclusive est à l’image de ce qui se fait chez la concurrence tandis que la question du droit de refus existe déjà pour les applications. Toute la question est de savoir ce qu’Apple va faire du pouvoir qu’ils s’octroient. « Don’t be evil » dit Google. À voir.
J’apprécie la candeur de tes billets. On aurait pu s’attendre à une opinion plus furieuse de la part de quelqu’un qui oeuvre dans l’édition, mais tu as compris que l’amélioration du livre, peu importe la forme qu’il prend, est bonne pour le monde de l’édition en général. Du moins ceux qui savent évoluer.
Une fois les effets de la poudre magique passés, je me suis senti déchiré entre l’émerveillement de ce qui se dessine à l’horizon, d’une part, et la question du End-user licence agreement.
Il faut reconnaître qu’Apple n’est plus la même compagnie que jadis. Elle n’a pas le choix de se métamorphoser si elle ne veut pas subir le même sort que Microsoft. Apple rivalise actuellement avec Google, Facebook et, à un moindre degré selon moi, Amazon. Le contexte et les enjeux ne sont plus les mêmes. Tout de même, je crains que le ver ne soit entré dans la pomme.
Analyse très humble mon cher Clément. Effectivement, on vient tous de se prendre un coup de pied aux fesses (un de plus), et on est forcé de reconnaître que le produit et la démarche sont géniales.
Sociologiquement parlant, il est curieux de constater qu’en politique tout comme en économie, toute société d’Hommes qui se croit ou qui est réellement supérieure aux autres tend a devenir autoritaire et dictatoriale.
Nous avions évoqué un pb similaire avec Google qui, s’il pouvait tracer tous les liens que nous parcourons avant de finaliser un achat, pourrait réclamer au vendeur 0.5% du CA s’il parvenait a prouver que dans la liste de liens, il y a google. Bref le distributeur mondial de tout !
Le problème, c’est qu’en supprimant des libertés, l’innovation peut tuer l’innovation, celle qui réside dans la pluralité, le hasard, le chaos, les constructions improbables …
Mais cela fait longtemps que nous savons que quoiqu’on dise, la grande majorité des gens réclament, sans se l’avouer, un pouvoir dictatorial.
Je « crains » effectivement que cela fonctionne. C’est tout de même un superbe produit.
C’est tout de même une nouvelle énorme car plus que la musique ou tout autre activité, le livre et l’édition sont au coeur des plus grandes révolutions humaines.
On vit une époque formidable … il s’agit d’y survivre.
merci pour ce point de vue distancié et réflexif, Clément, c’est bien le chemin qu’on a chacun à faire tout d’abord – y compris dans ce « humble » du commentaire ci-dessus
en France où l’iPad est un bon 20% + cher (499 €), sa propagation ne s’est pas faite à même échelle de masse qu’aux US, ça aidera aussi à se défendre du chant des sirènes
je m’attendais pour iBooks Author à un outil plus différent de Pages que je maîtrise bien, y compris pour pré mise en place des epubs, mais d’un coup un logiciel resté marginal (en tout cas, ds les textes qui me parviennent, c’est encore Word ou OpenOffice qui l’emportent largement chez les utilisateurs Mac) pourra passer à une autre échelle
mais transférer ma propriété du texte à Apple sous prétexte que je l’aurais rédigé avec iBooks Author, nul auteur ne l’aurait accepté de Microsoft même rédigé sous Word
plein de choses que je ne comprends pas là-dedans – par exemple, pour mes lectures personnelles de textes « standard » français ou anglais, j’ai tendance à préférer l’achat Amazon qui me permet au choix 1, de lire sur mon MacAir (pas question d’ouvrir iBooks, sur cet appareil pourtant aussi ergonomiquement confort et bien plus puissant que l’iPad pour le compagnonnage mobile), 2, de basculer quand je veux sur liseuse e-Ink (parce que oui, c’est un mode complémentaire), 3, de lire bien sûr sur l’iPad
et donc, en tant qu’auteur comme en tant qu’éditeur, refus absolu de limiter notre diffusion à un canal plutôt qu’un autre – à chaque usager de définir sa source d’approvisionnement, selon ses commodités et son équipement – si les 2 derniers mois (pour nous, en tout cas) c’est la montée en puissance (enfin) de la diffusion e-Ink (Kindle, Kobo, Odyssey etc, via leurs librairies respectives) non pas au détriment de iTunes (chiffres continuent progresser « aussi » sur iTunes) mais en passant devant iTunes, il faudra bien que dans leur concurrence ces messieurs les géants comprennent que nous on ne fera pas le tri entre eux, y compris (là je parle pour moi) en gardant la porte ouverte à vente directe (parce que ce n’est pas du tout le même panel de titres qui part) et à libraires indépendants (dans l’improbable éventualité où ils décideraient de s’y mettre pour de bon, je parle de Fr)
et tout ça sur autre perspective de fond : chaque évolution des appareils, c’est un petit point de plus pour la validité des offres streaming, qui finiront par rejoindre aussi les géants
autant j’ai été réticent à l’epub, tant que je n’en maîtrisais pas l’ergonomie, autant aujourd’hui il me semble décisif de continuer à le maintenir comme standard, et l’imposer à ces messieurs les géants
Apple a toujours été éditeur. De logiciels toutefois. Mais bon, c’est pas le point.
Sur «Apple nous offre un environnement informatique complètement fermé», je pense qu’Il nous manque un élément d’information pour dire ça. J’ai compris qu’Apple restreint la diffusion de ce qui est fait avec sno outil gratuit à son écosytème, mais pas qu’il ferme l’écosystème à des contenus produits avec d’autres outils.
À moins que quelqu’un ait vu la réponse en quelque part, on ne sait pas si Apple a l’intention de faire en sorte que iBooks puisse lire les ePub 3. Techniquement, ça ne devrait pas être un gros problème, puisque le nouveau format iBooks Author est un ePub 3 un peu hacké / non conforme.
Si iBooks ne permet pas de lire des ePub 3 faits avec d’autres outils que les siens, c’est vraiment un environnement fermé.
Si iBooks permet de lire des ePub 3 qui soient aussi « hots » que les fichiers iBooks Author, ça me semble raisonnable. Évidemment, les auteurs / producteurs des contenus auront la vie plus facile en passant par iBooks Author (il n’y a pas d’autre éditeur d’ePub aussi évolué), et seront en contrepartie limités dans les moyens de commercialisation… Ça me semble être un échange équitable (le logiciel est *gratuit*!!) et ça laisse de la place à d’autres pour innover, produire des contenus avec d’autres outils, et les diffuser sur le iBookstore (mais aussi sur le Kindle en KF8 et éventuellement sur d’autres readers qui évolueront).
Apple semble toujours être membre de l’IDPF. Comme ePub 3 est un standard encore en définition et que les pronostics disent qu’il sera lancé officiellement à peu près en même temps que notre Soleil arrive à court de carburant, on peut comprendre qu’Apple ait choisi d’avancer plus rapidement avec son format « propriétaire ». Mais à mon avis optimiste, il restera une ouverture dans le système tant que les conditions de publication sur le iBookstore ne forcent personne à créer le contenu avec des outils Apple.
J’ai l’impression que le logiciel n’est plus qu’une commodité destinée à vendre autre chose : dans le cas Apple, il s’agit à la fois de quincaillerie (en amont) et de contenu (en aval). Le logiciel est gratuit, comme la drogue des pushers l’est… au début. Le secret du succès, c’est la maîtrise de toute la chaine de production et distribution, qui génère des profits faramineux mais qui ne peut que tuer, à terme, la diversité des points de vue et des possibilités. L’économie de marché aboutit alors au même point que l’économie planifiée, le libéralisme frise le totalitarisme et l’humanité n’est pas plus avancée. Heureusement, tout ceci n’arrivera pas car Apple se heurtera bien vite à la réalité et des gens à l’esprit plus ouverts feront le tri entre son génie et sa monstruosité.