S’exprimer par son regard

« univers est un miroir où nous pouvons contempler ce que nous avons appris à connaître en nous, rien de plus. »

***

Ça fait longtemps que je sais que je dois lire Calvino. Tout m’y porte, et pourtant, je ne m’y étais pas encore consacré.

Deux des livres que j’ai lus au cours des derniers jours ont fait référence à Calvino. Dans Avoir le temps (commenté ici), Pascal Chabot fait référence à Cosmicomics, et dans Moi et Mitterand (très drôle: j’ai adoré), Hervé Le Tellier évoque Marcovaldo.

N’ayant ni l’un ni l’autre à la portée de la main, je me suis tourné vers Palomar, publié en français en 1985. La page de garde de l’exemplaire que j’ai trouvé dans la bibliothèque porte deux inscriptions: « G. De Celles, 21 mars 1998 », avec la calligraphie de ma mère, et « 24 août 2023 », avec celle de ma fille.

« À la suite d’une série de mésaventures intellectuelles qui ne méritent pas d’être rappelées, monsieur Palomar a décidé que son activité principale serait de regarder les choses du dehors. Un peu myope, distrait, introverti, il ne semble pas appartenir par son tempérament à ce type humain qu’on définit habituellement comme observateur. Il lui est pourtant toujours arrivé que certaines choses — un mur de pierre, un coquillage vide, une feuille, une théière — requièrent de lui une attention prolongée et minutieuse, en se présentant à ses yeux: il se met à les observer presque sans s’en rendre compte, son regard commence à les parcourir dans tous leurs détails et il n’arrive plus à se détacher d’eux. Monsieur Palomar a décidé que, dorénavant, il redoublera d’attention : d’abord, en ne laissant pas échapper ces appels qui lui viennent des choses; ensuite, en attribuant à cette opération d’observation l’importance qu’elle mérite. »

C’est un livre incroyable!

Je ne pourrai plus jamais regarder un coucher de soleil sur le fleuve de la même façon sans penser à Palomar. Ni choisir un fromage. Ou encore fréquenter une boucherie. J’aurai un regard neuf sur la lune visible dans le ciel bleu de l’après-midi. Et sur tant d’autres choses.

Se mordre la langue, un texte sur la place du discours et du silence en société est aussi mémorable.

J’hésite à en citer trop d’extraits, de peur de priver de futurs lecteurs du plaisir d’en découvrir les perles.

Au fil des pages, mon regard adoptant celui de Palomar, j’ai remarqué que certains passages du livre avaient été surlignés par ma mère. Je n’y avais pas porté attention au départ parce que le temps a presque effacé la translucide encre jaune.

Le soleil levé et le café ayant fait son effet, je me suis mis à reconnaître les passages qui avaient attiré son attention. Plus tard dans la lecture, j’ai parfois même eu l’impression que des passages avaient été surlignés, même si en m’approchant du papier, j’ai pu constater qu’il n’en était rien. Mon regard soulignait peut-être par là des phrases que j’ai cru qu’elle apprécierait vingt-cinq ans plus tard? Ou que ma fille aurait pu souligner? À moins que ce ne soient les phrases elles-mêmes qui tentaient de me dire quelque chose?

Un mystère sur lequel Palomar aurait sans doute aimé se pencher.

« De l’étendue muette des choses doit partir un signe, un appel, un clin d’œil: une chose se détache des autres avec l’intention de signifier quelque chose… quoi? elle-même : une chose est contente d’être regardée par les autres choses seulement quand elle est convaincue de se signifier elle-même et rien d’autre, parmi toutes les choses qui ne signifient qu’elles-mêmes et rien de plus. »

***

À quelque pages de la fin, je me suis dit que j’aurais vraiment aimé lire ce livre bien avant, tellement il pourrait influencer mon regard sur le monde.

Mais je n’ai pas pu regretter très longtemps, puisque Palomar n’a pas tardé à me répondre:

« La vie d’une personne consiste en un ensemble d’événements dont le dernier pourrait encore changer le sens de tout l’ensemble. (…) Quelqu’un, par exemple, qui lit à l’âge mûr un livre important pour lui, au point de dire: « Comment pouvais-je vivre sans l’avoir lu!» et encore : « Quel dommage que je ne l’aie pas lu quand j’étais jeune!» Eh bien, ces affirmations, et surtout la seconde, n’ont pas beaucoup de sens, puisque, du moment où il a lu ce livre, sa vie devient celle de quelqu’un qui l’a lu, et peu importe qu’il l’ait lu tôt ou tard, car même la vie qui a précédé cette lecture prend maintenant dans sa forme la marque de cette lecture. »

***

J’ai ajouté « Clément, 2 janvier 2024 » sur la page de garde.

Laisser un commentaire