Les villes invisibles

« À partir de maintenant, ce sera moi qui décrirai les villes et toi tu vérifieras si elles existent et si elles sont bien telles que je les aurai pensées. » (p.55)

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Une inscription au verso de la couverture indique que c’est ma mère qui s’est procuré le livre le 3 mars 2005, suite à une suggestion de Jacques Plante, un architecte rencontré à l’occasion d’un atelier de scénographie. Quelques post-its témoignent aussi des passages qui ont marqué sa lecture.

Des notes prises par l’une de mes filles se sont ajoutées aux marges, dix-huit ans plus tard — ce qui rend évidemment la lecture encore plus fascinante!

Je viens d’y ajouter des annotations à mon tour, à l’occasion d’une lecture qui accompagnait nos déambulations dans Lisbonne, Ana et moi, afin de souligner nos cent ans (cinquante chacun!).

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« Dans Les Villes invisibles, aucune ville n’est reconnaissable. Toutes ces cités sont inventées (…) Je ne crois pas que le livre évoque seulement une idée atemporelle de la ville, mais plutôt que s’y déroule, de façon tantôt implicite, tantôt explicite, une discussion sur la ville moderne. » (Préface)

Je peux le dire d’entrée de jeu, j’ai trouvé que c’était un livre de voyage parfait! Un livre qui rappelle qu’il ne faut pas se fier à l’image qu’une ville offre au premier regard. Un livre qui invite à chercher la fiction qui s’inscrit au cœur de la ville — sa magie. Et, par la force des choses à redécouvrir, aussi sa propre ville.

« Les villes […] se croient l’œuvre de l’esprit ou du hasard, mais ni l’un ni l’autre ne suffisent pour faire tenir debout leurs murs. Tu ne jouis pas d’une ville à cause de ses sept ou soixante-dix-sept merveilles, mais de la réponse qu’elle apporte à l’une de tes questions. » (p. 56)

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Parmi les cinquante-cinq villes racontées par Calvino, certaines ont évidemment retenu mon attention plus que d’autres.

Je commencerai par Eusapie, pour la réflexion qu’elle offre au sujet de la ville comme espace par excellence de la vie (et de la mort) des humains:

« Aucune ville plus qu’Eusapie n’est portée à jouir de la vie et à fuir les problèmes. Et pour que le saut de la vie à la mort soit moins brutal, ses habitants ont construit sous terre une copie exacte de leur ville. (…) tous les commerces et métiers de l’Eusapie des vivants sont en activité sous terre, ou du moins tous ceux que les vivants ont tenus avec plus de satisfaction que d’ennui (…)

[Et] les morts apportent des innovations dans leur ville; pas très nombreuses, mais fruits sûrement d’une réflexion pondérée, non de caprices passagers.

D’une année sur l’autre, disent-ils, on ne reconnaît plus l’Eusapie des morts. Et les vivants, pour ne pas être en reste (…) veulent le faire eux aussi. Ainsi, l’Eusapie des vivants s’est-elle mise à copier sa copie souterraine (…) il n’y a plus moyen de savoir lesquels sont les vivants et lesquels les morts.» (pp. 127 à 129)

Il y a aussi Zénobie, qui offre aussi une belle réflexion sur les villes comme des espaces qui sont en perpétuelle transformation:

« il n’y a pas à établir si Zénobie est à classer parmi les villes heureuses ou malheureuses. Ce n’est pas entre ces deux catégories qu’il y a du sens à partager les villes, mais entre celles-ci: celles qui continuent au travers des années et des changements à donner leur forme aux désirs, et celles où les désirs en viennent à effacer la ville, ou bien sont effacés par elle. » (p. 46)

Et il y a Zemrude, dont le récit nous rappelle que notre état d’esprit influence toujours le regard qu’on porte sur une ville:

« C’est selon l’humeur de celui qui la regarde que Zemrude prend sa forme. Si tu y passes en sifflotant, le nez au vent, conduit par ce que tu siffles, tu la connaîtras de bas en haut: balcons, rideaux qui s’envolent, jets d’eau. Si tu marches le menton sur la poitrine, les ongles enfoncés dans la paume de la main, ton regard ira se perdre à ras de terre, dans les ruisseaux, les bouches d’égout, les restes de poisson, les papiers sales. Tu ne peux pas dire que l’un des aspects de la ville est plus réel que l’autre… » (p. 81)

Calvino décrit aussi très bien aussi la dynamique qui anime constamment une ville, qui doit continuer de grandir, au risque de péricliter, comme le craignent les citoyens de Tecla:

« — Pourquoi la construction de Tecla dure-t-elle si longtemps ?
Et les habitants, sans arrêter de hisser des seaux, de jouer des fils à plomb, de promener vers le haut et le bas de longs pinceaux, répondent :

— Pour que ne commence pas la destruction.
Et quand on leur demande s’ils craignent qu’à peine ôtés les échafaudages, la ville se mette à craquer et tomber en morceaux, ils ajoutent très vite, à voix basse:

— Pas la ville seulement. » (p. 147)

Il s’amuse aussi des philosophies, parfois amusantes, qui peuvent en venir à guider le développement d’une ville. C’est le cas d’Andria:

« — La correspondance entre notre ville et le ciel est à ce point parfaite, répondirent-ils, que toute modification d’Andria comporte quelque nouveauté du côté des étoiles.

Les astronomes scrutent le ciel avec des télescopes après chaque changement qui s’est produit à Andria, et signalent l’explosion d’une nova, ou le passage de l’orangé au jaune d’un point éloigné du firmament, l’expansion d’une nébuleuse, ou qu’une spirale de la voie lactée se recourbe. Tout changement implique des changements en chaîne, à Andria comme parmi les étoiles: la ville et le ciel ne demeurent jamais pareils.

Deux qualités du caractère des habitants d’Andria méritent d’être notées: la confiance en soi et la prudence. Convaincus que toute innovation dans la ville influe sur la carte du ciel, avant chaque décision ils calculent risques et avantages, pour eux, pour toutes les villes, pour l’ensemble des mondes. » (p. 173)

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L’expérience du voyage me semble aussi particulièrement bien rendue par la description que Calvino fait de Pirra:

« Vint le jour où mes voyages me conduisirent à Pirra. À peine y avais-je mis les pieds que tout ce que j’imaginais avait été oublié; Pirra était devenue ce qu’est Pirra… » (p. 110)

Et la description d’Aglaurée témoigne aussi des plaisirs du voyage — spécialement quand on prend le temps de marcher dans la ville, de long en large, comme nous l’avons fait à Lisbonne:

« Si donc je voulais te décrire Aglaurée en m’en tenant à ce que j’ai vu et éprouvé personnellement, je devrais te dire que c’est une ville terne, sans caractère, posée là au hasard. Mais même cela ne serait pas la vérité: à certaines heures, dans certaines échappées au détour d’une rue, tu vois s’ouvrir échappées devant toi le soupçon de quelque chose d’unique, de rare, et peut-être de magnifique… » (p. 83)

C’est tout le contraire de certains voyages d’affaires au cours desquels, malheureusement, toutes les villes finissent par se ressembler. Expérience que Calvino résume efficacement avec la ville de Trude:

« C’était la première fois que je venais à Trude, mais je connaissais déjà l’hôtel où par hasard je descendis; j’avais déjà entendu et prononcé les mêmes dialogues avec acheteurs et vendeurs de ferraille; d’autres journées pareilles à celle-ci s’étaient terminées en regardant au travers des mêmes verres, ondoyer les mêmes nombrils. Pourquoi venir à Trude ? me demandais-je. Et déjà je voulais repartir.

— Tu peux reprendre un vol quand tu veux, me dit-on, mais tu arriveras à une autre Trude, pareille point par point, le monde est couvert d’une unique Trude qui ne commence ni ne finit: seul change le nom de l’aéroport. » (p. 149)

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Je m’en voudrais de ne pas souligner aussi à quel point Calvino a aussi été précurseur, en décrivant Léonie — en 1972!

« La ville de Léonie se refait elle-même tous les jours: chaque matin la population se réveille dans des draps frais, elle se lave avec des savonnettes tout juste sorties de leur enveloppe, elle passe des peignoirs flambants neufs, elle prend dans le réfrigérateur le plus perfectionné des pots de lait inentamés, écoutant les dernières rengaines avec un poste dernier modèle. (…)

Où les éboueurs portent chaque jour leurs chargements, personne ne se le demande: hors de la ville, c’est sûr; mais chaque année la ville grandit, et les immondices doivent reculer encore (…) Les confins entre villes étrangères ou ennemies sont ainsi des bastions infects où les détritus de l’une et de l’autre se soutiennent réciproquement, se menacent et se mélangent.

Plus l’altitude grandit, plus pèse le danger d’éboulement : il suffit qu’un pot de lait, un vieux pneu, une flasque dépaillée roule du côté de Léonie, et une avalanche de chaussures dépareillées, de calendriers d’années passées, de fleurs desséchées submergera la ville sous son propre passé qu’elle tentait en vain de repousser, mêlé à celui des villes limitrophes, enfin nettoyées: un cataclysme nivellera la sordide chaîne de montagnes, effacera toute trace de la métropole sans cesse habillée de neuf. » (pp. 133 à 135)

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Il faut finalement que j’évoque la description de la ville de Bérénice, qui m’a particulièrement interpellée. Elle me semble, en effet, être un reflet assez fidèle, des débats, dilemmes et paradoxes sur lesquels repose (malheureusement?) la dimension politique du développement d’une ville.

« Il faut que sans cesse tu tiennes compte de ce que je vais te dire: dans la semence même de la ville des justes, se trouve à son tour cachée une mauvaise graine; la certitude et l’orgueil d’être dans le juste — et de l’être bien plus que beaucoup d’autres qui se disent plus justes que la justice — fermentent sous forme de rancœurs, rivalités, échanges de coups, et le désir tout naturel de revanche sur les injustes se colore de l’envie folle d’être à leur place pour faire la même chose qu’eux. Une autre ville injuste, quoique différente de la première, est donc en train de creuser sa place dans la double enveloppe des Bérénice injuste et juste. (…)

Mais si l’on regarde encore plus précisément à l’intérieur de ce nouveau germe du juste, on y découvre une petite tache qui grandit pour devenir l’inclination croissante à imposer ce qui est juste au travers de ce qui est injuste, et peut-être est-ce là le germe d’une métropole immense…

Tu auras tiré de mon discours cette conclusion, que la véritable Bérénice est une succession dans le temps de villes différentes, alternativement justes et injustes. Mais ce dont je voulais te faire part n’est pas là: savoir, que toutes les Bérénice à venir sont déjà en cet instant présentes, enroulées l’une dans l’autre, serrées, pressées, inextricables. » (pp. 186-187)

Pour le meilleur et pour le pire, devrait-on peut-être dire.

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Et Lisbonne alors?

Qu’en dire au terme d’un voyage accompagné par les mots de Calvino?

J’ai envie de dire que Lisbonne est une ville où des bus, des tramways anciens et modernes, des métros et des voiturettes de toutes sortes tracent jours et nuits de sinueux parcours du nord, au sud; d’est en ouest; du bas vers le haut; et même à travers le temps. C’est une ville dont le ciel prévoit quelques minutes de pluie chaque matin afin de maintenir la propreté des magnifiques trottoirs de pavés blancs.

C’est une ville inspirante, qui m’a fait beaucoup de bien.

Bien que leurs populations sont semblables en nombre, le contraste entre Lisbonne et Québec est énorme, à bien des égards. Calvino l’annonce bien au début du livre:

« L’ailleurs est un miroir en négatif. Le voyageur y reconnaît le peu qui lui appartient, et découvre tout ce qu’il n’a pas eu, et n’aura pas. » (p. 38)

Plus optimiste, j’ajouterais un dernier élément à la phrase: « à moins de rester inspiré par ses souvenirs et de travailler sans relâche. »

Je m’y remettrai dès demain.

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« L’enfer des vivants n’est pas chose à venir; s’il y en a un, c’est celui qui est déjà là, l’enfer que nous habitons tous les jours, que nous formons d’être ensemble. Il y a deux façons de ne pas en souffrir. La première réussit aisément à la plupart: accepter l’enfer, en devenir une part au point de ne plus le voir. La seconde est risquée et elle demande une attention, un apprentissage, continuels: chercher et savoir reconnaître qui et quoi, au milieu de l’enfer, n’est pas l’enfer, et le faire durer, et lui faire de la place. » (p. 189)

 


Édition consultée: CALVINO, Italo, Les villes invisibles, Seuil (Points), 1996.

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