C’était encore l’hiver. Rue Saint-Laurent, à Montréal, dans le secteur italien.
Nous étions arrêtés au feu rouge quand il a fait son apparition. Il nous a élégamment salués, en levant son chapeau, et s’est mis à jongler, pour nous.
J’ai repensé à lui cet après-midi en voyant, à la télévision, un jongleur parmi la foule compacte du rassemblement en faveur du bien commun.
J’ai aussi pensé à lui en jonglant, à mon tour, avec la peur, la liberté, la démocratie et le bien commun — en essayant de rendre concret pour les enfants ce qu’est un projet de société — au fur et à mesure que prenait forme ce magnifique arbre géant.
Les enfants se sont endormis vers 20h30, sans trop de difficulté; rassurés après les événements d’hier, je pense, mais aussi un peu plus émotivement engagés dans l’avenir de leur pays — ça j’en suis sûr.
* * *
Une fois calme revenu dans la maison (et le lavage de la vaisselle terminé!), j’ai ressorti l’Âge de la parole — l’œuvre phare de Roland Giguère, écrite entre 1949 et 1960. J’en ai une très belle édition de 1965, un peu abimée, mais beaucoup plus agréable à lire que toutes les éditions plus récentes.
Je me suis accordé ainsi quarante-cinq minutes d’un précieux recul poétique par rapport aux événements des derniers jours — en plongeant dans les mots d’une époque au cours de laquelle se préparaient également de profonds bouleversements pour la société québécoise.
J’en suis ressorti particulièrement touché par un texte, que j’ai envie de dédier aux étudiants qui auront marché de l’hiver jusqu’au printemps dans les rues du Québec — et dont la détermination, l’habileté politique et la solidarité m’inspirent profondément.
TANT ATTENDUS
Vint la neige dans nos mains moites
vint la lueur des condamnés
vint le dégel du fleuve
vint le vent ramasser les feuilles mortes
vint ensuite la douceur de l’air libre
circulant dans les rues tête nue
vint aussi la raison des pas perdus
puis vinrent les jours tant attendus
où nous vécûmes de rien de tout et bien
les moments les plus difficiles
Roland Giguère, 1950.
* * *
À partir d’aujourd’hui, il ne s’agit plus surtout de savoir si nous sommes en faveur ou non d’une hausse des frais de scolarité. Il s’agit de savoir si nous sommes capables de reconnaître l’importance du mouvement que ces jeunes ont tenu à bout de bras depuis plus de dix semaines — et la nécessité d’en faire pour eux (et pour nous!) une expérience positive, un événement fondateur, grâce auquel ils deviendront des citoyens engagés, plutôt que de rejoindre progressivement la génération particulièrement cynique qui les a précédés.
Une réflexion sur “Le jongleur”