Réglementer le prix des livres? Une spécificité du numérique.

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On ne peut pas réfléchir à la réglementation du prix des livres numériques comme à celle des livres imprimés. La dématérialisation a des effets dont il est essentiel de tenir compte.

Parmi ces effets: le passage de la fidélisation à la captivité des consommateurs.

En effet, si le fait d’acheter un livre imprimé chez Costco ne m’empêche pas d’acheter le prochain à la Librairie Pantoute sur la rue Saint-Joseph, ou chez Archambault à la Place Sainte-Foy et la semaine suivante chez Renaud Bray à la Place Laurier… ce n’est pas aussi simple dans l’univers numérique.

Pour garder un client, ceux qui vendent des livres imprimés doivent offrir continuellement des avantages: de meilleurs prix en permanence, des événements en magasin, des cartes de fidélisation, etc. Autrement, ce client peut aisément changer de commerce. C’est l’essence même de la concurrence — et c’est très bien ainsi.

C’est une concurrence qui coûte cher aux commerçants et qui ne peut sans doute pas être menée simultanément sur tous les fronts (prix, nature et qualité du service, etc.) — ce qui peut plaider en faveur d’une réglementation du prix — mais ce n’est pas ce qui est au cœur de ma réflexion ici. C’est le cas du livre numérique qui m’intéresse.

Dans le cas du livre numérique, il faut tenir compte du fait que la stratégie des géants consiste à vendre dans un premier temps un appareil de lecture — un Kindle, un iPad, un Kobo Reader, par exemple — à partir duquel le consommateur devra ensuite faire l’ensemble de ses achats de livres numériques. Parce que ce sera plus simple, mais aussi parce que les achats faits ailleurs, ne se retrouveraient pas (ou pas facilement) dans leur appareil de lecture.

De cette façon, une fois la première vente faite (celle de l’appareil — dans un marché d’équipements électroniques), l’ensemble de toutes les autres ventes (de livres numériques) devraient normalement suivre, et, ce, pour toute la durée de vie de l’appareil… et même bien au-delà, parce que dans la majorité des cas, le compte client et l’ensemble des achats réalisés resteront de facto liés à l’utilisation de cet appareil ou d’un appareil semblable — de la même entreprise.

Ainsi, plus besoin de fidéliser les consommateurs — et il n’y a pas plus du tout la même pression pour offrir les meilleurs prix — puisque ceux-ci sont captifs d’un environnement commercial quasiment fermé.

Il existe dans certains cas des façons — parfois très complexes — pour libérer les livres numériques de l’appareil qu’on a initialement acheté, cela reste pratiquement impossible pour la très large majorité des consommateurs.

Je ne reproche certainement pas cette stratégie — très efficace! — aux géants qui ont les moyens de commercialiser des appareils de lectures — d’autant que ceux-ci sont généralement très bien faits et répondent très bien aux besoins d’un grand nombre de lecteurs. Mais il faut être conscients que parce qu’il est aussi dépendant d’appareils de lecture essentiellement fermés, le marché du livre numérique est un marché fondamentalement différent de celui du livre imprimé.

Il faut donc faire attention aux raisonnements qui semblent s’appuyer sur « le gros bon sens » pour affirmer que les prix des livres numériques seront plus bas s’ils n’y a pas de réglementation du prix du livre. Le moins que l’on puisse dire, c’est que cela ne va pas de soi.

Pour que cela soit vrai, il faudrait aussi que l’ensemble des appareils de lectures soient interopérables — pour que les consommateurs puissent acheter les livres qu’ils désirent dans le commerce de leur choix et, cela quel que soit l’appareil qu’ils ont choisi — ce qui est généralement loin d’être le cas!

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10 réflexions sur “Réglementer le prix des livres? Une spécificité du numérique.

  1. Salut Clément,

    Ta réflexion sur la captivité du consommateur numérique est des plus intéressantes. Cela dit, tu ne réponds pas, quant à moi, à la question qui devrait sous-tendre ce billet, à savoir : pourquoi réglementer la vente du livre numérique ? Comme tu l’écris si justement : « On ne peut pas réfléchir à la réglementation du prix des livres numériques comme à celle des livres imprimés ». Y a-t-il, selon toi, des arguments spécifiques au numérique en faveur de la réglementation du prix du livre ?

    La stratégie des gros joueurs « d’emprisonner » le consommateur dans leur écosystème d’achat et de lecture me semble n’avoir que peu de lien avec la réglementation des prix. Le consommateur qui utilise un Kindle continuera d’acheter sur Amazon, peu importe que le prix soit réglementé ou non puisque son appareil ne lui permet pas d’acheter du contenu ailleurs (à moins, comme tu le disais, de « libérer » le livre, ce qui n’est pas évident pour la majorité des gens).

    Je suis d’accord qu’il faut se méfier des raisonnements qui disent que les prix seront plus bas sans réglementation (l’exemple récent du jugement contre Apple en est un bon exemple), mais affirmer que la réglementation du prix du livre numérique aura un impact positif sur la bibliodiversité, la préservation de la culture québécoise ou l’accessibilité du livre d’ici me semble tout aussi douteux.

    Bref, quand vient le temps de parler de réglementer le prix des livres numériques, je n’ai rien contre. Mais je suis forcé d’admettre que, pour le moment, je n’ai rien pour non plus !

  2. Je répète ce que je t’ai écrit sur Facebook : c’est le meilleur de tes quatre billets sur le thème. Et ce, même si je suis d’accord avec M. Cusson. Je constate moi aussi que ce billet ne contient aucun argument qui fait valoir l’importance de réglementer la vente du livre numérique.

    Tu décris bien « la stratégie des géants » du livre numérique. J’aime.

    Comme toi, je vois bien que le marché du livre numérique est différent de celui du livre imprimé, mais il me semble que toute réglementation sur celui du livre imprimé n’est pas neutre et comportera des effets pour le marché du livre numérique, surtout si cette réglementation ne porte que sur les livres édités.

    Ces effets doivent nous guider dans nos prises de position.

    Merci encore de poursuivre la réflexion à visière ouverte sur cet important sujet.

  3. Bonjour Clément!

    Très intéressant. Tu m’apprends plein de choses sur un monde que je connais bien peu. Ce n’est pas clair pour moi cette question « d’emprisonnement du consommateur dans un écosystème d’achat ». J’ai un Kindle. Il est vrai qu’il est plus simple et pratique de commander directement chez Amazon. Mais il m’arrive aussi d’aller vers la FNAC, Archambault ou ailleurs dans la mesure où il peuvent me vendre un livre en PDF que je pourrai facilement transférer sur ma liseuse. J’ai aussi un Ipad avec lequel je peux acheter où je veux, mais je ne le fais presque pas, parce c’est lourd au bout du bras, que ça ne fonctionne pas dehors à la lumière du soleil. Ma conjointe a quant à elle un Reader de Sony et elle peut acheter pas mal partout, sans contrainte, sauf qu’il faut synchroniser chaque fois la liseuse avec le portable. Est-ce donc moi qui saisit mal cette question d’emprisonnement?

  4. @Jean-François —

    Avec les deux derniers textes, j’ai voulu remettre en question certaines idées reçues qui amènent plusieurs personnes à croire que « les prix seront forcément moins cher sans réglementation » ou « que la réglementation tuera forcément l’innovation ». J’entends bien ton commentaire à l’effet que je devrais maintenant prendre le temps de mieux expliquer pourquoi une réglementation pourrait avoir des effets positifs. Je m’y consacrerai donc dans les prochains jours.

    J’ai expliqué la stratégie des gros joueurs parce que cela force (il me semble) à nuancer la croyance selon laquelle les prix seront forcément plus bas sans réglementation… Ce n’est pas vrai parce que dans ces conditions, ce n’est plus nécessaire pour les détaillants d’offrir de bons prix aux clients qu’ils ont déjà « capturés » à long terme.

    Quelque part, mon message par rapport à cela, c’est que si on croit vraiment à la concurrence, alors on ouvre les systèmes et on les rend interopérables — pour que la concurrence puisse vraiment s’exprimer. Sinon, ce n’est pas à la concurrence qu’on croit, c’est à la loi du plus fort — et ça m’apparaît bien différent.

    Et à défaut de croire cela possible à court terme… on se réfugie sur des moyens transitoires pour influencer l’évolution du marché… comme une réglementation des prix. Je tenterai de t’en convaincre dans les prochains jours.

  5. –/ reprise d’un commentaire initialement publié sur Facebook /–

    Bonjour Clément,

    Je lis depuis quelques jours ton cheminement de réflexion sur le prix des livres. Étant moi-même grand lecteur à mes heures (surtout en été), la question m’intéresse au plus haut point. J’aimerais, bien humblement, peut-être nourrir cette réflexion avec quelques commentaires en vrac.

    Depuis une dizaine d’années, je passe mes étés à la campagne (Sainte-Béatrix), et je lis beaucoup. Les premières années, j’arrivais avec mon stock de livres. Puis, en 1995, j’ai découvert Abebooks.com qui permettait de commander par l’entremise d’un réseau de libraires des livres usagés. Par la suite, l’arrivée de ruedeslibraires.com m’a donné accès à un vaste répertoire en français de livres neufs.

    Je constate que récemment, à l’examen de mes déclarations de revenus (et de dépenses), en 2011 j’ai acheté principalement de ces deux sources pour près de 450 $ en livres, et en 2012 pour environ 500 $.

    Cette année pour mon anniversaire (en mai) j’ai reçu un Kindle Paperwhite avec deux livres pré chargés. J’ai d’abord apprivoisé l’outil, puis j’ai commencé à regarder ce qui était disponible en ligne. Et là, on tombe dans la confusion.

    Tu as tellement raison d’écrire : « Dans le cas du livre numérique, il faut tenir compte du fait que la stratégie des géants consiste à vendre dans un premier temps un appareil de lecture — un Kindle, un iPad, un Kobo Reader, par exemple — à partir duquel le consommateur devra ensuite faire l’ensemble de ses achats de livres numériques. »

    Et c’est très frustrant et contraignant pour le lecteur, en plus de devoir gérer les droits numériques d’une plateforme à une autre. Il semble que le contenu, même payé, ne nous appartienne pas, et c’est un des problèmes.

    C’est pourquoi, cet été, mes lectures sont de grands classiques libres de droits picorés sur Gutenberg, la Bibliothèque électronique du Québec, Bouquineux, MobileRead, etc. Et je passe un très bel été de lecture.

    J’oserais dire que le fouillis des plateformes du livre numérique est un peu à l’image des non-compatibilités Apple/Microsoft/Unix et tutti quanti que nous avons connus dans le passé. Et cette pagaille fait perdre, du moins de ma part, quelques centaines de dollars aux éditeurs et diffuseurs de livres numériques.

    Et sur le prix du livre numérique neuf, n’est-il pas un peu élevé? Pas d’impression, pas de livraison, pas de stocks invendus, que les « services » de l’éditeur (dans certains cas on se demande lesquels, selon les expériences de mon ami Laurent Laplante), et la pub virale dans les réseaux sociaux fonctionne plein gaz.

    Je te reviendrai sur le sujet.

    Cordialement,

  6. @Mario Asselin — 

    C’est intéressant que tu utilises l’expression « réglementer la vente du livre numérique », alors que je ne parle que de réglementer le prix des livres numériques. Parce que c’est vrai, au fond, il y aurait aussi bien d’autres aspects qui pourrait faire l’objet de réglementation — en plus, ou de préférence au prix de vente.

    Quoi qu’il en soit, je pense que la réglementation du prix de vente est la plus soft… et qu’elle peut-être suffisante pour avoir un effet positif sur le marché (on en reparle dans les prochains jours, comme je le disais à Jean-François).

    Et bien sûr qu’une réglementation du prix des livres imprimés ne sera pas sans effets sur le marché des livres numériques! Ce sont deux marchés qu’il faut réfléchir de façon distincte, mais qui sont intimement liés…

  7. @Marc St-Pierre —

    Tu sembles être plus débrouillard que la moyenne des consommateurs! ;-)

    Cela dit, tu conviendras sans doute que lire un pdf transformé par le Kindle, c’est pas le grand confort non plus… Et si tu choisissais d’abandonner ton Kindle pour passer à un autre appareil, tu aurais probablement de la difficulté à « récupérer » tes achats pour les placer dans ton nouvel appareil de lecture. C’est ce genre de contraintes qui « rigidifient » un marché dont on vante par ailleurs la « souplesse ».

    La tablette Sony est effectivement beaucoup plus souple, on peut effectivement acheter les principaux formats de fichiers (et lee ePub, devenus le standard de l’industrie), à n’importe quel endroit et arriver à s’en tirer pas trop mal une fois qu’on a pris l’habitude des synchronisations en branchant la tablette à l’ordinateur. Même chose pour récupérer ses achats et changer d’environnement technologique.

    Les KoboReaders ont aussi cette souplesse même si elle n’est pas forcément mise de l’avant, pour des raisons évidentes — puisque Kobo exploite sa propre librairie (mais le système est au moins conçu avec beaucoup d’ouverture, et c’est tout à leur honneur).

  8. @Jean-Pierre Cloutier

    Ton commentaire illustre bien l’évolution du marché du livre, de l’achat de livres imprimés en librairie, à l’achat de livres imprimés en ligne, à l’achat de livres numériques (en ligne).

    Il faut être conscient que ces différentes formes de consommation ne se « remplacent » pas l’une l’autre. Dans les faits, elles s’ajoutent l’une à l’autre. C’est d’ailleurs ce qui fait que le marché du livre se fragmente de plus en plus, à mesure que les habitudes des consommateurs changent. Et derrière ces changements, c’est surtout une transformation des pratiques de lectures qu’il faut voir — et comprendre. Beaucoup de défis simultanés pour le monde du livre…

    Tu soulèves aussi la question de la « propriété » des livres numériques. Quand tu dis « il semble que le contenu, même payé, ne nous appartienne pas » — tu exprimes une frustration partagée par plusieurs. Une frustration que plusieurs expriment aussi en constatant qu’ils ne pourront pas prêter à des amis les livres numériques qu’ils ont achetés — alors, ils en avaient pris l’habitude avec leurs livres imprimés. C’est un défi indéniable pour les éditeurs (et pour l’ensemble du monde du livre) dans les prochaines années.

    Dans tous les cas, suis d’accord avec toi: la complexité technique et le manque d’interopérabilité des plateformes de livres numériques font perdre beaucoup d’argent aux éditeurs et aux diffuseurs. Je pense aussi que c’est le principal moteur du piratage. C’est d’ailleurs pourquoi je mets autant d’effort à convaincre les éditeurs d’éviter, autant que possible, les verrous numériques (les fameux DRM) pour faciliter la vie de ceux et celles qui lisent et achètent des livres numériques (je pense même que l’État devrait adopter des mesures financières incitatives à cet effet) . Ce n’est pas toujours possible… mais il ne faut pas désespérer: les éditeurs québécois font figure de pionniers dans cette pratique (la publication sans verrous numériques). On ne le reconnaît d’ailleurs pas suffisamment.

    Finalement, sur le prix des livres numériques, je trouve aussi parfois qu’ils sont un peu élevés (comme pour la majorité des produits de consommation d’ailleurs, qu’ils soient matériels et numériques!) — mais c’est, à mon avis, un tout autre enjeu.

    Il faut d’abord revendiquer la possibilité pour l’éditeur de déterminer le prix de vente des livres qu’il choisit de publier. On pourra ensuite tenter de le convaincre qu’il obtiendrait de meilleurs résultats — pour lui et pour les auteurs — en adoptant des prix un peu plus bas.

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