Réglementer le prix des livres? Pourquoi.

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« Ta réflexion est intéressante… je n’ai [maintenant] rien contre la réglementation, mais je n’ai rien pour non plus… »

Ok — apparemment je n’ai pas trop mal expliqué pourquoi la réglementation du prix des livres numériques ne serait pas la fin du monde (en tout cas certainement pas celle de la concurrence, ni celle de l’innovation — comme certains l’avancent), mais je n’ai pas encore assez bien expliqué qu’est-ce que ça pourrait apporter de positif et pourquoi ça me semble nécessaire. Je vais donc essayer de préciser…

Et je commence pour ça en rappelant de quoi est fait le processus d’édition d’un livre.

C’est un processus qui commence avec la sélection d’un texte par un éditeur, parmi l’ensemble de tous ceux qu’il reçoit. Un choix qui se fait généralement sur la base de sa qualité. Il se poursuit avec l’accompagnement de l’auteur pour perfectionner son texte. Il se continue avec la mise en forme du livre pour donner envie aux lecteurs potentiels de le lire et qui pourra, selon le cas, être imprimé ou numérique (ou, de plus en plus souvent, les deux). L’éditeur est aussi parfois un incubateur d’idées: il élabore des projets d’édition pour lequel il trouve par la suite des auteurs. Le processus repose aussi sur l’existence d’un réseau de diffusion organisé, capable de porter à l’attention de ces lecteurs l’existence d’un nouveau livre— ce qui suppose une connaissance des livres, des lecteurs, des dynamiques de marché et de l’environnement culturel. Ce sont ces savoirs faire qu’il me semble nécessaire de préserver — et de valoriser — à travers tous les bouleversements qui sont actuellement en cours dans le monde du livre. Sans pour autant nier qu’il existe aussi des façons alternatives de publier un livre sans devoir passer par un éditeur, sachant que le monde du livre est même, à cet égard, en avance sur bien d’autres marchés — notamment celui de la musique.

Il s’agit d’un ensemble de savoirs faire qui a évidemment un coût, dont il est nécessaire de tenir compte lorsqu’on veut assurer la diffusion des œuvres qui auront bénéficié de ce processus. Il est important d’être conscient qu’on trouve parmi ces œuvres la majorité de celles dont la qualité — après édition — donnera forme à notre littérature nationale. C’est aussi parmi ces œuvres que l’école puisera le plus souvent les textes grâce auxquels on pourra développer le goût de la lecture chez les enfants (et c’est évidemment ça qui reste la clé de l’affaire: le goût de la lecture!). Le processus d’édition contribue aussi largement à la circulation des idées — qui demeure, encore aujourd’hui (et peut-être plus que jamais!) une pierre d’assise de la démocratie.

Parce qu’ils sont aussi essentiels, il nous appartient collectivement de voir à ce que ce soit économiquement viable de mobiliser ces savoirs faire — même (et peut-être encore plus) dans un environnement où le numérique occupe une place croissante. Il faut que les éditeurs puissent toujours compter sur un réseau de diffusion vigoureux, dont l’efficacité leur permettra d’assumer les risques financiers associés à leurs projets de publications. Sans cette conviction, ils ne prendront évidemment pas le risque de les publier — et de nombreux auteurs qui auraient autrement pu bénéficier de l’aide d’un éditeurs seront laissés à eux mêmes. Et si le réseau de diffusion ne devient efficace que pour certains types de livres, alors la tentation sera grande de ne publier que ce types de livres — avec pour effet une diminution progressive dans la diversité éditoriale.

Cela peut sembler théorique, mais c’est bel et bien cela qu’on peut déjà observer à mesure que le marché se concentre, tant pour les livres imprimés que pour les livres numériques. Plus les ventes sont le fait d’un petit nombre de points de vente — et qui sont de plus en plus gigantesques — plus la pression est forte pour que les éditeurs ne produisent que des livres du type de ceux qui se vendent très bien à ces endroits. Les éditeurs qui publient d’autres type de livres voient alors leur santé économique se dégrader à mesure que s’amenuise leur capacité à entrer en contact avec les acheteurs de livres et les lecteurs. Il y bien sûr de nouvelles approches à développer pour rejoindre les lecteurs — je ne nie pas que tous les acteurs ont la responsabilité de s’adapter à ces nouvelles réalités — mais il ne faut pas croire qu’Internet est, en lui-même, automatiquement un moyen de diffusion de masse. Même Fifty Shades of Grey a dû profiter des savoirs faire éditoriaux pour obtenir le succès commercial qu’on lui connaît.

On pourrait bien sûr croire que le fait que les géants se spécialisent de facto dans ce qui correspond aux bestsellers ouvre la possibilité pour de plus petits acteurs de se consacrer aux marchés de niche. En théorie, c’est vrai. Mais dans la réalité, c’est rendu extrêmement difficile — en particulier pour le livre numérique — compte tenu de l’enfermement technique sur laquelle repose la stratégie des géants. En attirant les clients avec de fortes promotions sur un nombre très restreint de publications, et en s’assurant que l’appareil de lecture qu’ils auront initialement choisi ne leur permettra pas, en pratique, d’acheter chez les concurrents, les géants font, dans les faits, tout ce qui est possible pour empêcher les marchés de niche de voir le jour. Peut-on d’ailleurs leur reprocher, puisque les règles du jeu leur permettent de le faire?

Les géants sont d’autant plus forts dans leur position dominante qu’advenant qu’un indépendant s’avise de vouloir leur ravir des clients en pratiquant des prix inférieurs, ils pourront de toute façon les écraser en vendant à un prix encore plus bas. Aussi longtemps qu’il le faudrait. Quitte à perdre de l’argent sur ces livres qui, de toute façon, ne représenteront toujours qu’une toute petite partie de leurs revenus. La concurrence est, dans ce contexte, pour le moins inégale, voire injuste.

C’est aux effet de cette concurrence inéquitable que devrait d’abord et avant tout tenter de répondre un projet de réglementation. Et réglementer le prix des livres pour empêcher une trop vive concurrence sur cette seule base, est probablement le moyen le plus efficace de contribuer à rééquilibrer les choses à l’avantage des plus petits acteurs — dont l’existence est nécessaire pour assurer à la diversité et à la vigueur du réseau de diffusion et la diversité de la production éditoriale. Et franchement, une réglementation bien conçue ne devrait pas empêcher les consommateurs de mettre de la pression sur les éditeurs, afin qu’ils pratiquent des prix plus bas s’ils le peuvent. Pas plus qu’elle ne devrait empêcher les éditeurs d’avoir une stratégie de prix dynamique— qui pourrait aller jusqu’à le faire varier au fil des jours ou des semaines — dans la mesure où c’est fait de façon équitable pour tous les points de vente : une chose difficile pour l’imprimé, mais tout à fait réaliste pour les livres numériques.

De ce point de vue, la réglementation du prix des livres n’a pas pour but de protéger coûte que coûte les acteurs actuels du monde du livre. Au contraire, la réglementation doit avoir essentiellement pour objectif de stimuler l’apparition d’un plus grand nombre et d’une plus grande variété de points de vente — qui pourront de mieux en mieux répondre à la diversité des besoins et mieux rendre compte de la diversité de l’offre éditoriale. Il s’agit en réalité de permettre à la concurrence de s’exprimer convenablement — et de diminuer le risque pour les entrepreneurs qui souhaitent entrer dans ce marché — comme éditeur ou comme libraire. Sans compter que cela pourra aussi consolider un ensemble de savoir faire qu’il nous a fallu, collectivement, plusieurs décennies à bâtir. C’est d’ailleurs ce que j’exprimais dans le texte que j’ai écrit (m.à-j. du 3 janvier 2014: je constate que le texte n’est plus en ligne: je le recopie donc ci-dessous) pour la campagne Nos livres à juste prix: il faut créer des conditions économiques qui favorisent l’investissement plutôt que la spéculation.

C’est donc parce que je pense que la réglementation des prix va contribuer à créer un contexte plus dynamique pour la commercialisation des livres numériques (et imprimés) que j’y suis favorable. Parce que cela me semble une condition nécessaire pour assurer une saine diversité éditoriale.

C’est parce que je crois que la concurrence entre les petits et les géants sera plus équitable — et parce que cela favorisera une concurrence basée sur la qualité du service plutôt que sur les prix.

Parce qu’on forcera ainsi les géants à être ingénieux (à innover) pour aller chercher de nouveaux clients plutôt que de simplement offrir des baisses de prix ponctuelles sur les bestsellers afin les convaincre d’acheter leur appareil de lecture — un Kindle, un iPad, etc. — ce qui aura pour effet d’isoler ces consommateurs du marché, et donc de la concurrence, pendant des mois, voire des années, et permettra de vendre éventuellement les prochains livres un peu plus cher.

C’est donc, paradoxalement, parce que je crois vraiment dans l’économie de marché et dans la concurrence que je pense qu’il faut réglementer le prix des livres numériques. Parce que pour qu’un marché offre des conditions favorables à l’innovation et qu’il puisse se développer dans l’intérêt des consommateurs, il faut éviter qu’il soit indûment dominé par un oligopole. C’est la base de l’économie de marché. Et c’est d’ailleurs ce qui fait que j’ai de la difficulté à comprendre la détermination d’une certaine droite économique à s’opposer à l’idée d’une réglementation du prix des livres… et, cela, avant même d’en discuter les éventuelles modalités.

Alors, qu’est-ce qu’on a donc à perdre en réglementant le prix des livres? Et celui des livres numériques, en particulier? Quels sont les risques? Je n’y vois que des avantages potentiels — qui, dans le pire des cas, ne se matérialiseront pas.

Il me semble que si on veut éviter les conséquences déjà observées ailleurs en l’absence de réglementation, on a tout à gagner en expérimentant cette façon de réguler un marché qui est aussi essentiel pour l’économie et pour la culture québécoise.

D’autant plus que chaque fois que les nouveaux géants du monde du livre ont été confrontés à l’obligation de respecter des prix déterminés par les éditeurs, ils ont démontré qu’ils étaient prêts à s’y conformer… et sans compter qu’ils s’engagent déjà, volontairement, à respecter les prix de vente déterminés par les auteurs qui optent pour s’autoéditer par leurs bons soins (vrai, vrai, aussi incroyable que cela puisse paraître).

Alors, qu’est-ce qu’on a à craindre? C’est à votre tour de m’expliquer.

– – –

Texte précédent: Réglementer le prix des livres? Une spécificité du numérique. (prenez aussi le temps de lire les réactions sous le texte)

M.à-j. du 3 janvier 2015: je reprends ci-dessous le texte écrit pour la campagne « noslivresajusteprix.com» puisque le site a été retiré du Web.

—/ début /—

ENTRE CULTURE ET SPÉCULATION

On évoque souvent la chaîne du livre. Je préfère parler d’un écosystème. Cela rend mieux compte des relations d’interdépendance qui unissent ses principaux acteurs.

Auteurs, éditeurs, diffuseurs, distributeurs et libraires ont toujours été des alliés objectifs dans la promotion de la création littéraire. Les succès des uns sont tributaires du succès des autres. C’est ce qui fait que le marché du livre peut se développer de façon durable.

Si dans le cas du livre imprimé, la complexité logistique et les coûts associés à l’impression et à la manipulation des livres évitaient généralement les comportements excessifs d’acteurs isolés (encore que…), avec le livre numérique on s’aventure dans le domaine de l’intangible — un monde où on voit très souvent les commerçants se transformer en simples spéculateurs financiers.

Spéculer, c’est gambler. C’est jouer. C’est prendre des risques. C’est accepter de perdre neuf fois, si on pense qu’on peut gagner une seule fois… si elle peut être assez grosse. Spéculer, c’est miser sur le tout ou rien, sur le court terme, sur le chacun-pour-soi. C’est le contraire d’investir dans le développement de quelque chose. C’est le contraire de la culture.

Il y a de très grands gamblers qui se sont invités dans le monde du livre au cours des dernières années. Ils sont très bons. Ils proposent des services innovateurs que les consommateurs apprécient. Apple, Amazon, Kobo, Google et les autres peuvent certainement aider au développement du marché du livre et à la diffusion de la création littéraire d’ici, partout dans le monde. Il faut apprendre à jouer avec eux, mais il ne faut pas être naïfs non plus. Ce sont des gamblers et ils ont de l’argent plein les poches.

Aux cartes, il est important d’établir clairement les règles du jeu quand on accueille de nouveaux joueurs à notre table. Ça relève de la courtoisie et ça assure la bonne entente.

La règle de base, ici, ce doit être que le prix du livre numérique ne peut pas être déterminé par les gamblers parce que l’histoire montre très clairement que cela se fait généralement au détriment de ceux qui assument les coûts de la création et qui investissent durablement dans le développement de la plus importante de nos industries culturelles.

De mon point de vue, il est encore plus urgent et plus indispensable de réglementer le prix du livre numérique que de le faire pour le livre imprimé. C’est dire…

P.-S. Et à ceux qui pourraient vous dire que c’est scandaleux d’imposer aux détaillants un prix de détail déterminé par l’éditeur, il faut rappeler que tout le marché des « apps » pour iPhones, iPad et autres tablettes et téléphones intelligents s’est précisément structuré de cette façon… et qu’ils semblent très bien s’en accommoder puisqu’il s’agit d’une des principales sources de profit pour l’industrie informatique. N’ayons donc pas peur de leur déplaire en se tenant debout.

—/ fin /—

4 réflexions sur “Réglementer le prix des livres? Pourquoi.

  1. Ta série de billets et leur périodicité de publication me rappellent les Lettres de Martha de Marie Laberge. Tu as réussi à me garder en haleine tout en stimulant l’anticipation des propos.

    Par ailleurs, je suis content que tu reviennes sur le processus de diffusion par un éditeur, même si c’est de façon sommaire. Ce qui m’est particulièrement intéressant en fait, c’est de constater où tu amorces la réflexion: à partir de la soumission d’un manuscrit. Tant qu’à être dans les questionnements de cette nature, j’aurais tendance à remonter la chaine jusqu’à l’auteur. Je vais essayer d’écrire un billet à ce sujet sous peu. Ça élargira sans doute le spectre de la discussion au-delà du mandat que la Commission t’a confié toutefois.

    Parle-t-on de la réglementation du prix du livre numérique ou de celle du prix du livre numérique québécois?

    Tu mentionnes que le choix d’un manuscrit se fait sur la base de sa qualité, généralement. Pour avoir été éditeur d’une revue scientifique, je conçois bien ce qu’est la qualité dans ce contexte. Qu’en est-il dans le contexte dont il est question ici et qui est évidemment tout autre? Comment la qualité est-elle mise en rapport avec la dimension du risque ainsi que celle de la nécessaire rentabilité financière de l’entreprise?

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