Dans Le Devoir d’aujourd’hui, Jacques Dufresne, éditeur de l’Encyclopédie de l’Agora revient sur un texte publié par Pierre Graveline la semaine dernière (j’y avais d’ailleurs fait référence dans un billet précédent).
Extrait du texte de Pierre Graveline:
Le Québec, parent pauvre de Wikipédia | Pierre Graveline | Le Devoir | 22 janvier 2016
…triste constat: le Québec est le parent pauvre de la grande encyclopédie universelle, multilingue et sans but lucratif de notre époque. […] Accroître et enrichir les contenus sur le Québec et son histoire dans Wikipédia, rendre disponibles dans Wikisource nos grands textes historiques et littéraires qui sont du domaine public, diffuser dans Wikimedia Commons des contenus visuels qui expriment la créativité de nos artistes, voilà le grand défi que nous devons aujourd’hui relever si nous voulons exister et être reconnus dans le monde.
Extrait de la réaction de Jacques Dufresne:
Wikipédia et l’histoire du Québec | Jacques Dufresne | Le Devoir | 26 janvier 2016
…quel peut être, sur le plan culturel, le meilleur outil d’un empire mondial comme celui de nos voisins du sud ? Une oeuvre commune dans laquelle tous les citoyens du monde se retrouvent et se reconnaissent en tant qu’individus, mais à condition d’être complices d’une mise à l’écart de tout sentiment d’appartenance à des groupes nationaux et idéologiques. […] un réseau mondial d’encyclopédies nationales était et demeure possible. Il y eut des démarches en ce sens. Vaines démarches, car la plupart des nations avaient déjà renoncé à leur souveraineté. […] Sommes-nous donc aujourd’hui pauvres et impuissants au point de devoir recourir à ces Américains pour nous élever jusqu’à notre Je me souviens?
Je précise d’entrée de jeu que je suis extrêmement admiratif et reconnaissant pour l’incroyable travail d’encyclopédiste que Jacques Dufresne et ses nombreux collaborateurs accomplissent depuis des années. L’Agora est un site unique — absolument indispensable à la présence québécoise sur le Web.
Néanmoins, je pense qu’il fait une erreur en prenant position comme il le fait ce matin. Il tombe dans le piège classique de croire qu’il faudrait faire une chose ou l’autre, alors qu’il faut faire l’une et l’autre.
Le fonctionnement du Web, et de la société qui prend forme autour de cette révolution n’est plus si centralisé qu’il faudrait mettre tous ses oeufs dans le même panier. Il faut, au contraire, s’inscrire dans une logique plus écosystémique que jamais, où les rôles sont plus distribués et complémentaires — pour le meilleur et pour le pire.
On ne peut tout simplement pas se permettre que la réalité québécoise reste absente de Wikipédia. Pierre Graveline a raison de sonner l’alarme. C’est un incontournable défi pour la nation québécoise — aussi indispensable que bien des revendications politiques et constitutionnelles.
Bien sûr que le fonctionnement de Wikipédia n’est pas politiquement neutre. Bien sûr qu’on a aussi besoin d’encyclopédies nationales, moins neutres et soi-disant objectives. Et si on organise bien les choses et qu’on comprend le fonctionnement du Web, celles-ci pourront aussi profiter de l’existence de Wikipédia et de l’incroyable audience qu’elle s’est bâtie au fil des ans.
Je ne me reconnais absolument pas dans la résignation béate que Jacques Dufresne semble prêter aux utilisateurs et collaborateurs de Wikipédia.
Je n’en peux plus des vertueux discours d’autonomie culturelle qui ont surtout pour effet d’isoler la société québécoise.
Québec, peuple isolé? https://fr.wikipedia.org/wiki/Peuple_isol%C3%A9
Combien sont fascinants les peuples isolés de l’Amazonie!
Tout comme toi, je ne partage pas la vision de Jacques Dufresne.
Selon moi, il y a dans son discours une conception vieillie de l’idée des nations et des cultures nationales. Ce qui fait le « nous » des cultures a bien changé depuis l’époque dorée des libérations nationales; et le numérique remixe encore plus durement ce qui compose ce « nous ». Dans cette optique, Dufresne ne pourra voir dans tout outil international rayonnant – comme Wikipédia – que le fruit d’une conspiration machiavélique et y entendre le pas des lamineurs de cultures.
Or, les cultures changent en fonction des manières de communiquer et d’échanger. Dans notre monde connecté, les frontières du « nous » deviennent plus floues. Figé dans sa vision du monde, normal alors que Dufresne ne peut voir autre chose dans Wikipédia qu’un broyeur de cultures. Alors que l’aspiration des artisans de Wikipédia est tout autre.
Et si Dufresne n’a pas totalement tort quant à la normalisation des contenus qui peut résulter du projet Wikipédia, sa façon de concevoir la culture ne lui permettra pas de voir que ce n’est pas de l’origine américaine de Wikipédia qui le rend réducteur, mais le fait que toute œuvre encyclopédique est réductrice et partielle. Encyclopédia Universalis n’a jamais prétendu à l’omniscience, comme aucune autre. Personne ne les a considéré comme telles. Idem pour Wikipédia qui ne proposera qu’une capture temporaire et limitée du réel, sur les sciences, sur les faits, sur les cultures comme sur l’interprétation des choses. Il faut toujours aller voir ailleurs.
C’est d’ailleurs là que l’Encyclopédie de l’Agora prend son sens; tout autant qu’elle est, comme les autres, aussi limitée et partielle.
Allez, hop! Qu’on investisse Wikipédia.