Le rôle du temps dans le débat

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Nous sommes samedi soir, le 14 septembre. Un verre de vin à la main, j’essaie de prendre un peu de recul sur l’invraisemblable semaine qui vient de s’écouler.

Il y a quatre jours (eh oui… seulement quatre jours!) le ministre responsable des institutions démocratiques a présenté un projet de Charte des valeurs québécoises. L’espace médiatique s’est instantanément embrasé — et les réseaux sociaux avec lui (si ces deux espaces existent encore distinctement l’un de l’autre, mais c’est un autre sujet).

Quatre jours ont suffit pour qu’on perde collectivement toute capacité de débattre convenablement (du moins en apparence). Les excès se sont multipliés, les échanges se sont polarisés, les nuances ont été pratiquement évacuées de l’espace médiatique. Heureusement, depuis hier c’est un peu mieux. Un peu.

Mais qu’a-t-il bien pu arriver pour qu’on passe en si peu de temps d’un calme relatif à la publication de textes chaque jour plus enflammés? — textes qui ont été jusqu’à décrire un document de travail comme un pacte avec le diable, l’associant au racisme, à la xénophobie, voire au fascisme (avec un gouvernement minoritaire, faut le faire!).

Depuis quatre jours, tout semble permis. Quand il est de bon ton pour un chroniqueur en vue d’un grand quotidien de Montréal, de décrire la première ministre comme « une femme sans jugement et sans principes », c’est qu’on a sérieusement perdu le sens de la mesure.

Et ce sont bien souvent les médias traditionnels qui ont alimenté les débordements des réseaux sociaux.

Je fais l’hypothèse que si nous en sommes là aujourd’hui, c’est parce que nous avons perdu de vue le rôle du temps dans le débat social.

Je pense que nous avons succombé à une forme d’instantanéité qui est guidée par tous ces outils qui nous permettent maintenant de communiquer nos opinions de façon immédiate et de relayer celle des autres encore plus facilement. Nous avions déjà expérimenté cela l’an dernier pendant le printemps érable, mais je pense que nous avons atteint de nouveaux sommets au cours des derniers jours.

En cédant une partie de notre raison au bout de nos doigts, nous nous sommes engagés, peut-être sans trop le réaliser, dans un immense vox pop multimédia. Facebook, Twitter, sondages, tribunes téléphoniques — les uns faisant sans cesse référence aux autres, dans un grand cercle vicieux. Un débat à coup de « j’aime », de commentaires et de « partage ». Comme si, une fois que tout le monde aurait exprimé son opinion, on aurait enfin fait le tour de la question.

J’en ressors essoufflé.

Essoufflé par tant de lecture — tant de bruit et de tensions, souvent pour rien.

Essoufflé aussi par les efforts que j’ai dû faire pour me retenir, pour ne pas être complice de cette transformation d’un débat en simple chicane.

On peut-tu prendre un break? Une semaine? Pour laisser retomber un peu la poussière. Pour se donner le temps de lire les documents auxquels on fait référence, pour écouter attentivement les défenseurs et les opposants — et les amener à expliquer ce qu’ils appuient et ce qu’ils dénoncent dans la proposition. Pour sortir des antagonismes et créer un climat plus propice à l’expression des nuances et à la formulation de propositions alternatives — parce que le document peut certainement être amélioré; et qu’il a d’ailleurs été présenté comme tel.

J’ai été renversé d’entendre des commentateurs suggérer que le Québec ne pouvait tout simplement pas se permettre de faire un débat sur la laïcité et sur les valeurs — comme si nous formions une société tellement fragile que nous pourrions perdre en quelques jours notre mince vernis de civilisation. Franchement! Ayons un peu plus confiance en nous et en la société que nous avons bâtie.

Soyons sérieux, ce n’est pas le débat en lui-même qui pose problème, c’est la manière de le mener. Être une société moderne ce n’est pas éviter les sujets délicats, comme certains nous y invitent, c’est avoir le courage les aborder pour ne pas les laisser pourrir et savoir en débattre sereinement, sans sombrer dans les excès. Ce n’est pas infantiliser les citoyens (« on ne parle pas de ça à table! allez dans vos chambres! »), c’est leur faire confiance et créer les conditions pour un débat respectueux.

Tout miser sur l’instantanéité, c’est la stratégie de ceux qui veulent empêcher le débat, de ceux qui veulent le court-circuiter, le transformer en polémique et en chicane (et ça marche! ce n’est pas un hasard si la wedge politic connaît de si bons moments).

L’instantanéité ne fait pas de nous des gens plus civilisés — même si on professe de cette façon de très nobles valeurs. Si on croit vraiment à la valeur du débat, il faut donc refuser de céder à l’instantanéité — malgré les gratifications qui l’accompagnent. Il faut utiliser les réseaux sociaux mais ne pas se laisser manipuler par eux.

Si on croit vraiment à la valeur du débat, il faut éviter de servir l’appétit des médias pour le manichéisme (« et vous monsieur, vous êtes pour ou contre? »), il faut refuser le simplisme, il faut prendre le temps de réfléchir. Même sur Twitter. Même sur Facebook. Surtout sur Facebook. Ce n’est pas parce qu’on peut réagir tout de suite qu’il faut nécessairement le faire. Il ne s’agit pas de nier l’existence des réseaux sociaux, ni d’en déplorer l’existence, mais bien de reconnaître aussi leurs limites est les enjeux qu’ils soulèvent.

Il faut se rappeler qu’il n’y a pas de mal à penser à quelque chose, à prendre le temps de l’écrire et à ne le publier le lendemain (après quelques ajustements, qui s’imposent souvent naturellement, avec quelques heures de recul). Parce que ça change tout. C’est ça qui fait de nous des gens plus civilisés, c’est ça qui nous permet de prendre part au débat de façon plus constructive.

Je le répète: je ne dis pas que ce sont les réseaux sociaux sont responsables de la dérive que nous avons observée au cours des derniers jours. Mais je dis que notre façon d’utiliser ces réseaux — la maturité (ou l’absence de maturité) avec laquelle nous l’avons fait — n’est pas neutre dans le déraillement du débat auquel nous avons assisté. Je continue de penser que l’avènement des réseaux sociaux est une victoire pour la démocratie et qu’il faut se réjouir qu’un plus grand nombre de gens puissent se faire entendre — mais il faut apprendre à composer avec tout ce que cela implique.

Je pense que les médias dit « traditionnels » ont la responsabilité de nous aider à séparer le bon grain de l’ivraie sur les réseaux sociaux, pour réintroduire ce qu’on y trouve de meilleur dans le débat public — plutôt que d’alimenter la débauche d’opinion en publiant des chroniques polémiques et des caricatures qui semblent parfois avoir été pensées spécialement pour cela.

Il me semble que les médias devraient faire un peu moins de vox pop et donner un peu plus souvent la parole à des auteurs, non pas pour parler de ce qu’ils pensent de l’actualité, mais pour nous parler de leurs écrits et des réflexions qui en ont guidé leur rédaction. Parce l’écriture d’un livre impose le recul dont nous manquons terriblement aujourd’hui.

Il faut réhabiliter les blogues aussi, parce qu’eux aussi permettent d’inscrire une réflexion dans le temps, et qu’ils témoignent de l’évolution de la pensée d’une personne. Ils nous donnent accès à un autre niveau de réflexion.

On a reproché cette semaine à un député d’avoir exprimé sur son blogue, il y a quelques années, une autre position que celle défendue aujourd’hui son parti — et de laquelle il est solidaire. Où est le scandale? En ce qui me concerne, j’ai plutôt envie de le remercier d’avoir pris le temps, à l’époque, de formuler sa pensée et de l’avoir publiée pour nous aider à saisir, encore aujourd’hui, le sens de sa démarche intellectuelle. Et tant mieux si cela nous fournit un indice qu’il y a bel et bien des débats au caucus, derrière la nécessaire ligne de parti. Il me semble que cela atténue aussi, un peu, les inévitables effets de la partisanerie. La démocratie se porterait beaucoup mieux si plus d’élus prenaient le temps / avaient pris le temps de tenir un blogue au cours des dernières années — et si on avait accès à ces écrits pour interpréter les positions qu’ils défendent aujourd’hui.

Tout ce qui peut désamorcer notre appétit pour l’instantanéité me semble plus essentiel que jamais. Tout ce qui peut introduire un peu de temps dans l’exercice du débat devrait être favorisé — parce que c’est ce qui nous offre le meilleur rempart contre les débordements auxquels nous assistons malheureusement depuis quelques jours.

Il ne s’agit pas d’éviter les débats.

Il s’agit de se donner des conditions pour les faire adéquatement.

Et ne jamais perdre de vue que le temps est un indispensable modérateur.

8 réflexions sur “Le rôle du temps dans le débat

  1. D’où provient la photo, SVP ? (je sais que ce n’est pas un commentaire très passionnant, mais cela m’intéresse et… cela donne du temps au temps) P-)

  2. Bon, sérieusement. Le passage que je trouve, personnellement, le plus intéressant, dans ce billet par ailleurs très pertinent, c’est celui où tu suggères aux politiciens de se commettre sur le long terme en rédigeant et en conservant les archives d’un blogue d’opinion personnelle. Effectivement, cela les obligerait à tourner leur langue 14 fois dans leur bouche avant de surfer sur les vagues aléatoires de la stratégie politique. Cela les amènerait peut-être à réfléchir plus sérieusement, à faire le point, à synthétiser leur pensée, la relativiser, la mûrir et la complexifier.

    Le problème, bien entendu, c’est que cela va à l’encontre absolue de la discipline de parti et de cette autre « instantanéité » (qui ne date pas d’hier et n’a pas attendu l’avènement des médias sociaux) propre à l’action politique. Combien de politiciens se sont reniés eux-mêmes, en même temps que leurs promesses, au cours de l’histoire millénaire de la démocratie? Combien ont agi à l’inverse de leurs engagements solennels, se drapant dans une conviction malhonnête et déformant sans vergogne la réalité ?

    Si ces incroyables mensonges et reniements n’ont pas été très souvent sanctionnés par l’opinion, c’est probablement parce que l’instantanéité n’est propre ni aux médias sociaux, ni aux médias commerciaux, ni même à la politique, mais… à l’humanité. Au plan des fonctionnalités biologiques, c’est la faute au jeux de l’amour et du hasard ou, autrement dit, à la chimie délétère de l’émotion et de la mémoire. L’une est rarement honnête et l’autre est bien souvent paresseuse. Bref, ne jetons pas la technologie avec l’eau trouble de nos lacunes intrinsèques.

    Bonne fin de semaine et encore merci pour le partage. :-)

    Ami Calmant,

    C.A.

  3. Merci pour ce billet! Ça décrit très bien ce que je (et beaucoup d’autres, j’imagine) ressens : l’hystérie collective de l’instantané qui enlève toute possibilité de vraiment débattre et d’écouter les deux, trois, quatre positions. Même si on veut prendre le temps de détailler un regard sur la question, plus personne ne nous laisse le temps de le faire! On est classé dès la première phrase!

    Vivement que la fumée retombe pour pouvoir vraiment réfléchir sur la question… quelle qu’elle soit!

  4. @Christian: merci pour ton partage. Je pense aussi que c’est un des passages les plus importants. Je trouve que l’ensemble de ton commentaire est un peu pessimiste, mais, bon… dans le contexte, je te le permets. ;-)

    @Frédéric Chiasson: merci pour votre commentaire. Échange à poursuivre aussitôt la poussière retombée.

  5. Je ne peux pas m’empêcher de croiser différentes choses entre ton texte, et l’entrevue de TechCrunch avec Ev Williams, que je n’ai pas encore lue au complet, mais dans laquelle il semble faire une réflexion parallèle sur le besoin de revenir vers les formes d’écriture longue et plus réfléchie pour faire des réflexions et des débats plus riches. C’est ici: http://techcrunch.com/2013/09/14/twitter-co-founder-evan-williams-lays-out-his-vision-for-medium/

  6. @Christian: j’ai pensé la même chose hier en lisant ce texte! Merci de confirmer que je je fabulais pas en voyant des liens!

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