L’édition scolaire n’est pas un marché comme les autres

Carl-Frédéric a publié hier un texte dans lequel il analyse à son tour les annonces d’Apple en rapport avec le manuel scolaire. Je m’appuie sur celui-ci pour poursuivre ma réflexion.

D’abord pour préciser que iBooks Author est un logiciel fantastique, et qu’il sera très utile, et efficace, pour ceux et celles qui souhaiteront commercialiser des livres numériques, en particulier des manuels scolaires auprès des utilisateurs de iPad. Je n’ai pas de doute là-dessus. L’expérience qu’en a faite Jean-François Gayrard dans les dernières heures le confirme (bravo à lui, d’ailleurs — pendant qu’on en parle, lui l’a expérimenté).

Aussi pour dire que je suis très circonspect concernant l’argument selon lequel il n’y pas de raisons de s’offusquer davantage du modèle présenté cette semaine, que de celui du App Store, d’ores et déjà accepté, et qui a fait ses preuves. Je pense que ce sont deux situations bien différentes : dans un cas, c’est une solution qui s’adresse à un marché de consommation domestique, essentiellement à des fins ludiques — dans l’autre, il s’agit du marché éducatif, ce qui exige qu’on analyse les conséquences avec de grandes précautions. Ce qui pouvait être acceptable dans le premier cas, ne le sera pas forcément dans le deuxième cas.

J’aimerais à cet égard souligner que l’édition scolaire est un marché très particulier, notamment parce que l’offre y est largement subventionnée, et que la demande l’est aussi, presque totalement. Plus clairement, les éditeurs sont subventionnés pour produire les manuels scolaires, et les écoles subventionnées pour les acheter.  Qui plus est, c’est un domaine dans lequel l’histoire nous a montré qu’il était nécessaire d’établir des règles afin de s’assurer notamment d’une certaine équité entre les milieux socioéconomiquement favorisés et défavorisés.

Dans ce contexte, je vois mal, par exemple, qu’on puisse tout bonnement accepter que des éditeurs soient subventionnés pour produire des manuels scolaires dont l’usage ne serait accessible qu’aux écoles qui seront en mesure d’équiper leurs élèves de iPad. Autrement, ces investissements n’auront pour effet que d’exacerber les inégalités. C’est pour cette raison que j’évoquais dans mon texte précédent qu’il était plus nécessaire que jamais de se doter d’une politique publique en bonne et due forme à l’égard des technologies à l’école.

Parmi les éléments qu’il me semble absolument nécessaire de prévoir dans cette politique, c’est l’interopérabilité, et, pour cela, l’adoption de normes et de standards dont l’usage sera obligatoire pour que l’argent de l’État puisse être mis à contribution. Carl-Frédéric tourne gentiment en dérision la préoccupation que les manuels scolaires produits avec iBooks Author ne pourront pas être lu sur autre chose qu’un iPad — mais je pense que c’est tout de même une préoccupation légitime, particulièrement si les manuels dont il est question sont produits avec un soutien public (ce qui est aussi le cas non seulement si ce sont des éditeurs subventionnés, mais également si ce sont des enseignants ou des conseillers pédagogiques qui les réalisent). Ces normes et standards assurant l’interopérabilité existent : pdf, epub 3, html 5, etc.

Je pense qu’il faut que les gouvernements disent dès maintenant à Apple: bravo, vos outils sont extraordinaires, nous en soutiendrons la diffusion, voire l’adoption, dans le domaine scolaire, mais uniquement dans la mesure où ils deviennent compatibles avec ces normes et standards — et dans ces conditions, seulement, nous accepterons que l’argent public y soit investi.

Est-ce que le résultat de tout ça est un livre? — qu’importe. C’est une ressource éducative essentielle à la réalisation du curriculum scolaire. Il faut donc le considérer comme tel dans notre réflexion.

Carl-Frédéric semble confiant qu’on n’obligera pas les écoles à acheter des iPad — certes, mais je pense qu’on ne les empêchera pas facilement de le faire non plus et qu’à défaut de politiques claires à cet égard, on pourrait se retrouver avec de mauvaises surprises rapidement : pas parce que les outils d’Apple ne sont pas bons, au contraire — mais parce qu’on n’en aura pas balisé l’usage adéquatement.

C’est ça l’urgence : encadrer. Pour que le rythme des changements qui s’annoncent, avec la force de séduction et d’investissement dont est capable Apple (et ses concurrents, qui ne sauraient tarder à emboîter le pas), ne nous empêche de garder le cap sur les missions les plus essentielles de l’école.

7 réflexions sur “L’édition scolaire n’est pas un marché comme les autres

  1. Entièrement d’accord. Encadrer est le bon terme. Il est dommage de forcer les étudiants à se procurer une tablette d’une marque précise. Je comprends bien les arguments de CFD et il n’a pas tort, mais on doit regarder le tout avec une vision plus large que celle d’un actionnaire d’Apple ;-). L’utilisation/création de standards est primordiale.

    Cela dit, si on se souvient bien, le iPod était disponible uniquement pour Mac au début. C’est peut-être déjà dans les plans d’Apple de sortir une version Windows de son iBooks Author et de rendre la lecture possible sur Android. Comment? Il suffit à Apple de diffuser sur Android un logiciel gratuit qui permet de lire les .iba. Ce logiciel pourrait se connecter au iBook Store et ainsi, les gens pourraient acheter/lire des livres .iba sur ipad ou sur Android. La beauté de la chose? Apple se prendra une quote sur tout achat sur la plateforme Android. Ce n’est pas négligeable comme revenu et ça assurera à Apple un énorme avantage sur n’importe quel compétiteur dans ce domaine.

  2. @Alex : t’es juste jaloux, faute d’actions d’Apple. :) (mais je me suis auto-discrédité dans mon billet, alors je m’assume totalement.)

    Pourquoi juste Androïd? Windows 8 lui? Et les autres? On en finira plus… Je ne vois pas pourquoi Apple ferait ça, en plus qu’elle ne pourra plus garantir à ses amis (les éditeurs) la sécurité (donc la valeur) des fichiers exportées sur des plateformes qu’elle ne contrôle pas. Où s’arrête-t-on? doit-on exiger que ce matériel soit aussi compatible avec les TBI? la télévision? les iPhone? Je n’ironise pas ici… Sous le prétexte de l’interopérabilité, on va ralentir l’innovation. C’est l’accessibilité à du matériel de qualité qu’il faut défendre, l’interopérabilité est une illusion à l’ère actuelle (surtout lorsque l’on parle de « logiciels » plus que de « textes »).

    @Clément: Notre gouvernement n’a jamais su démontrer un grand leadership dans l’encadrement du matériel numérique scolaire. Des cédéroms aux tableaux blancs, je n’ai pas vu beaucoup de gens se préoccuper qu’ils soient développés autant pour Mac que pour Windows, à cette époque. Bref, j’ai bien peur qu’on soit loin d’une règlementation équitable et pratique (ce que je souhaite vivement). Cette règlementation doit tenir compte de l’évolution et de l’innovation, pas seulement se baser sur des choix technologiques actuels.

    Je ne vois pas de solution à l’écart numérique que tu décris entre techno-riche et techno-pauvre. Une tablette, un ordinateur, quelqu’un soit la marque et le système d’exploitation coûteront toujours (c’est encore drôle!) plus cher qu’un livre ou qu’un autre type de matériel pédagogique.

    C’est la pédagogie du matériel qui coûte (devrait) coûter cher à produire et qui devrait être subventionné. Il ne devrait pas y avoir de problème à le décliner et à le distribuer sur plusieurs plateforme. Chaque plateforme à malheureusement ses forces et ses faiblesses, et je ne crois plus à un seul environnement de développement permettant d’exporter des produits optimisés pour chaque plateforme. (l’exemple des éditeurs qui souhaiteraient avec des ePub parfaits en faisant « Export… » de leur mise en page papier à partir d’InDesign.) Et ce malgré les normes et les standards.

    Je trouve que la norme et le standard tel qu’appliqué par nos bons gouvernements (particulièrement en informatique et en éducation au cours des 20 dernières années) a plutôt servi un ralentissement de l’innovation, PPDC comme on disait en mathématique. J’ai très peur qu’en se servant de cet argument, on perpétue le problème pour les générations à venir.

  3. @CFD. Héhé!

    Apple pourrait supporter Android, Windows et cie, je le sous-entendais sans le préciser. Désolé. Pour les autres (Playbook, la tablette des dix commandements de Moïse ou je ne sais quoi), faudrait voir la faisabilité / potentiel tout simplement. Je ne dis pas qu’il faut supporter absolument tout le monde mais plutôt qu’Apple devrait avoir à coeur de développer des standards ouverts. Je n’en suis pas inquiet. Ça se fera tôt ou tard. Je l’aurais trouvé encore plus géniale –car j’ai joué avec iBooks Author en fin de semaine et c’est vraiment très bien fait– si elle l’avait fait dès le jour 1.

    Je suis un peu surpris d’apprendre qu’Apple ne pourrait pas offrir un environnement parfaitement contrôlé (comme elle sait si bien le faire) sur Android et cie. Un tel iBooks avec accès au Store est parfaitement possible pour Apple et je réitère qu’elle en sortirait gagnante sur le long terme. Je crois également que c’est ce qu’elle fera dans les prochaines versions. De gré ou de force car sinon quelqu’un le fera à sa place.

    Le iPod a vraiment décollé le jour où il a été rendu disponible sur Windows. Je pense que ça sera la même chose ici. Je doute que les systèmes d’éducation apprécieront de se faire forcer la main ainsi et d’autres solutions viendront combler la lacune si Apple ne le fait pas. Mon point est donc qu’elle devrait s’assurer d’occuper tout l’espace avant que quelqu’un sorte la même affaire mais avec en plus, une utilisation de standards.

    En conclusion, personnellement, je suis pour l’utilisation/création de standards en tout temps en informatique et non seulement lorsque ça m’arrange. :-p

  4. J’aimerais ajouter une pièce au dossier — une pièce d’autant plus intéressante qu’elle émane du réseau techno-universitaire de chez nous. Dans cette entrevue filmée fin novembre dernier, Line Cormier, Directrice des bibliothèques et du soutien à l’enseignement et l’apprentissage à l’Université du Québec, me disait ceci: « Il y a beaucoup de choses qui se font (… mais) On n’a pas développé un modèle qui permette de publier des ressources numériques d’enseignement et d’apprentissage. (…) Est-ce qu’on va laisser les éditeurs privés s’occuper de rammasser les contenus numériques de formation qu’on va faire et nous les revendre par la suite ? » Bonne question, pas vrai ? :)

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