Idées pour la suite — 7

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À la suite de ce texte, je poursuis ma réflexion à voix haute pour brasser quelques idées, pour essayer d’esquisser des propositions concrètes qui pourraient contribuer à mettre le Québec sur la piste d’une transformation positive au sortir de la pandémie.

Aujourd’hui: développer une vraie culture éducative numérique

Les écoles primaires et secondaires du Québec sont fermées depuis le 16 mars. Les élèves et les profs sont à la maison. C’est un euphémisme de dire que le système scolaire québécois n’était pas prêt à ça. C’en est gênant.

Ça a pris beaucoup de temps à réaliser ce que cette pause scolaire signifierait et à se r’virer de bord pour les profs les plus débrouillards. Le ministère de l’Éducation a ensuite demandé que les profs communiquent avec les élèves au moins une fois par semaine — mais tout ça est resté bien inégal entre les milieux. Le ministère a ensuite envoyé des suggestions et du matériel rudimentaire aux élèves et Télé-Québec a été appelé en renfort pour produire des émissions éducatives. L’éducation en mode broadcast — encore. C’est mieux que rien, bien sûr… mais après 25 ans de développement du Web? Vraiment?

Je m’étonne que presque tout ça demeure dans une perspective de reproduire l’expérience de la classe physique. Même la remarquable expérience de Marie-Ève Lévesque s’inscrit dans cette perspective.

Je propose qu’on profite des prochains mois pour entreprendre une grande transformation culturelle dans les écoles québécoise. On doit profiter du contexte actuel pour intégrer à nos pratiques les fondements de la culture numérique.

La culture numérique n’est pas une affaire de gadget, c’est une d’état d’esprit, une façon d’agir, de collaborer, d’entrer en relation les uns avec les autres.

C’est anormal qu’après tous les investissements qu’on a fait depuis 25 ans (et plus) dans «l’informatisation» des écoles on soit aussi mal pris devant une situation comme celle à laquelle nous sommes confrontée.

Ce n’est manifestement pas un problème technologique puisque la très grande majorité des enseignants et des élèves disposent d’ordinateurs et d’accès internet qui leur permettrait de poursuivre des activités éducatives à distance (il faudra bien sûr trouver des solutions pour les autres, mais c’est un problème distinct).

Sauf que pour que les équipements informatiques (publics et privés) soient mobilisés efficacement à des fins éducatives, il faudra d’abord pouvoir répondre à des questions comme celles-ci:

Faut-il vraiment que le prof s’adresse simultanément à tous ses élèves? Faut-il même qu’ils soient regroupés au moment où il interagit avec eux?

Comment peut-on tirer profit de la possibilité que les élèves communiquent entre-eux et fassent appel à des ressources externes à la classe (au lieu d’essayer de les empêcher de le faire, comme on le fait encore très souvent)?

Est-ce qu’il y aurait des tâches qui pourraient être mutualisées entre les profs pour gagner du temps, qui pourrait être mieux utilisé dans l’accompagnement des élèves?

Or, ces questions sont taboues depuis trop longtemps, pour toutes sortes de raisons. dans de nombreux milieux — et à plus forte raison au plan institutionnel. Et cela n’est malheureusement pas toujours guidé par l’intérêt des élèves.

***

Quand les élèves pourront être de retour en classe, est-ce qu’on se contentera de dire «ouf, on est passé à travers» avant de reprendre les pratiques antérieures comme si de rien n’était? Ou oserons-nous bâtir sur les possibilités que nous aurons découvertes pendant la crise? Comme des façons de répondre autrement à certains des besoins éducatifs?

Je propose un chantier, qui se déroulerait dans chaque école, dans le cadre duquel les enseignants et le personnel d’accompagnement, les parents et les élèves auraient à repenser les services éducatifs. Ce pourrait être la priorité à partir de maintenant et jusqu’à la prochaine rentrée — qu’elle se fasse en classe ou pas.

Comment on peut apprendre de la crise actuelle? Comment les échanges par courriel, par téléphone, les échanges de documents, le travail réalisé à la maison et la collaboration entre les profs peut se poursuivre par exemple? Comment cela pourrait permettre de répondre plus efficacement aux besoins de certains types d’élèves?

Comment le ministère de l’Éducation pourrait lever des obstacles à ces changements, à court terme, d’abord?

***

Le numérique n’est pas qu’une alternative à l’enseignement en classe. C’est surtout un monde de possibilités complémentaires qu’on voit plus clairement que jamais.

Maintenant qu’une majorité de profs, de parents et d’enfants sont familiers avec la visioconférence, comment on fait pour que ce soit plus qu’un substitut à la classe? Comment on pourrait s’en servir pour faire intervenir des ressources additionnelles dans la classe? Ou en marge de la classe?

Maintenant qu’encore plus de profs se sont familiarisés avec la production vidéo, pourrait-on imaginer que dans une école (une commission scolaire, voire dans le Québec entier) un prof produise des présentations éducatives qui serviraient à plusieurs profs — et que le temps sauvé par ces profs serve à autre chose?

Maintenant qu’encore plus de profs ont découvert une foule de ressources éducatives de qualité produites hors du système scolaire, comment on pourrait interpeller les musées, par exemples, et pourquoi pas les entreprises, pour contribuer encore plus efficacement aux processus éducatifs?

Maintenant qu’encore plus de profs ont découvert qu’il existait beaucoup d’outils collaboratifs disponibles gratuitement sur le Web — et qui sont facilement utilisables dans un contexte éducatif, est-ce qu’on pourrait encourager plus vigoureusement les profs qui innovent avec ces outils et les inviter à partager leurs apprentissages avec leurs collègues au lieu de leur mettre des bâtons dans les roues?

Et, bien sûr, les réponses à ces questions ne seront pas les mêmes dans tous les milieux — ça fait partie du défi: ancrer les pratiques pédagogiques dans la réalité de chaque milieux.

Dans tous les domaines, la culture numérique encourage à plus de collaboration, à respecter les rythme de chacun, à délocaliser les activités, à favoriser la réutilisation du travail des uns et des autres, à encourager l’innovation, à accorder le droit à l’erreur, parce que c’est une partie intégrante de l’apprentissage et de l’innovation.

Ils faut arrêter de dire que ça ne se fait pas parce que les profs n’ont pas eu de formation préalable. Ça va se passer uniquement quand on va énoncer clairement que cette transformation est une priorité, quand on va valoriser la prise d’initiative, donner le droit à l’erreur, créer un contexte pour que les profs apprennent les uns des autres.

C’est une transformation qui est déjà en cours dans tous les milieux et qui doit très nettement s’accélérer dans les écoles.

Je propose donc que ce changement de culture devienne dès maintenant une top priorité du système scolaire — et tout particulièrement d’ici la rentrée de septembre, dont on ne peut même pas être absolument certain qu’elle pourra se faire en classe.

Les pionniers du numérique dans chaque école devraient d’ailleurs être immédiatement mobilisés pour agir comme leaders dans cette (plus que jamais) nécessaire révolution pédagogique et organisationnelle.

Photo: Une oeuvre de Geneviève DeCelles, vue à la Galerie l’Espace contemporain, à Québec, en novembre 2011.

5 réflexions sur “Idées pour la suite — 7

  1. Gros chantier que tout ça! Essentiel, mais ça ne sera pas simple.
    J’enseigne et je prévois beaucoup de réticence de la part de certains profs. Ce n’est pas tout le monde qui est prêt à partager son travail avec les autres (sans compter la toujours présente résistance au changement).

  2. Je suis un ancien enseignant utilisateur du numérique et comme tu le sais directeur d’une maison d’édition numérique. Je persiste à dire qu’on peut être un enseignant formidable sans le numérique. Nous avons été très bien formé comme cela non ? Est-ce que la situation exceptionnelle que nous vivons actuellement me fait changer d’avis ? pas vraiment. Tu n’apprendras pas à nager en 2 semaines même si on t’offre des palmes, un masque, et les conseils d’un moniteur. Seuls nagent ceux qui savaient nager avant. Certes, la fermeture des écoles est un formidable accélérateur et nos statistiques d’usages observées depuis 3 semaines le révèlent. mais le problème est organisationnel. Pour moi un enseignant est un ingénieur en technologie éducative (le mot technologie doit être pris au sens très vaste et englobe livre, instruments de musique, crayon, oscilloscope, matériel). Mais il est avant tout « ingénieur ». Il exploitent des connaissances, des technologies pour atteindre un objectif au même titre qu’un ingénieur agronome, aéronautique ou un de mes développeurs. Si mon développeur a besoin d’un PC, d’un logiciel, ou video-projecteur interactif, il l’obtient en un claquement de doigt et ce n’est pas lui qui rédige le bon de commande.
    Ce qui me fatigue, ce n’est pas que 80% des enseignants n’utilisent pas ou très peu le numérique, c’est que le 20% qui le demande ne l’obtiennent pas sur simple demande. Je prioriserai donc uniquement une de tes question : « Comment le ministère de l’Éducation pourrait lever des obstacles à ces changements ? » et j’ai beaucoup d’idées là dessus, le reste suivra assez naturellement, le collaboratif, le travail en différé, classe inversée, la production autonome des élèves, en parallèle avec l’enseignement « traditionnel ». Tout cela suivra et s’imposera avec le temps car tout simplement, les enseignants sont des professionnels.

  3. Bonjour
    je ne m’attendais pas à lire et écrire à la suite de Charles.
    Mais ravi de le faire.
    D’abord, je partage beaucoup de choses contenues dans ce billet. Comme c’est agréable de confronter ses idées et de voir que d’un point à un autre de notre petite planète, nous réfléchissons sur des sujets communs.

    Oui, Charles nous sommes des ingénieurs, des personnes capables de trouver le meilleur outil pour mener l’action que l’on doit. Il y a du génie dans ce mot, de l’invention.

    Non, Charles le numérique apporte autre chose, je t’imagine, élève avec ton crayon et ton papier dans un village entouré de neige (car il neige encore en avril chez vous ;-)) ) en confinement.
    Comment se ferait la mise en relation ? l’échange d’idées ? ce que nous sommes en train de faire… la construction de connaissances à distance ? La formation initiale nous forme au monde comme il est. Mon père écrivait avec un porte plume, dans mes premières années à l’école primaire, j’écrivais avec un porte plume mais voilà le stylo bille est arrivé… et la plume sergent major a disparu de mon domicile alors elle a disparu de l’école aussi. Nous sommes en 2020, regarde ce qui entoure nos enfants, c’est leur monde.
    Il faut leur apprendre à agir avec ces outils et pourtant, il y a fort à parier qu’ils en utiliseront d’autres mais nous faisons au mieux comme des ingénieurs avec les outils que l’on a.

    Et maintenant pour répondre à Clément.
    Ce que vous dites est très juste. Il est temps de se poser.
    Et que cela se fasse dans chaque école avec les encouragements d’un ministère bienveillant qui saura répondre à nos questions, à nos besoins. Pas qui pensera pour nous ce qui est bien mais l’inverse, temps de nous laisser réfléchir et de proposer, d’imaginer et de construire en sachant que nous serons entendus et suivis. C’est une pratique que vous connaissez au Québec et en Ontario c’est tout le principe des Communautés d’Apprentissage Professionnelles qui trouve ici un écho particulier.
    Mais pourquoi attendez-vous que ce soit une autorité qui vous demande d’agir ?
    Il faut oser…

    Au plaisir d’échanger encore et merci pour votre billet.
    LT

  4. Je crois que ce que seuls les profs peuvent faire, ce n’est pas le cours, mais le suivi: aider les élèves à mettre en application les notions enseignés. Les cours devraient être suivis à la maison et les devoirs faits en classe avec les profs!

  5. Tu touches là d’excellents points que tu résumes bien avec ces 3 questions :

    – Le prof doit-il s’adresser simultanément à tous ses élèves ?
    – Les élèves pourraient-ils tire avantage de communiquer enter eux et vers des ressources externes ?
    – Peut-on accroitre le rôle d’accompagnement des profs auprès élèves ?

    Je suis d’une plus vieille génération que toi. J’étais déjà au primaire au moment de la refonte de l’Éducation issue de la Commission Parent. En 7e année (nous avions encore une 7e année à cette époque), j’ai été mis dans une classe expérimentale. Il y en avait quelques-unes dispersées à travers la province. La prof était jeune avec une vision novatrice, et nous recevions des observateurs sur une base régulière. La grande révolution : nous déplacions régulièrement nos bureaux tantôt pour travailler en équipe tantôt pour des cours plus magistraux, tantôt pour travailler seul à nos projets personnels de recherche. C’était révolutionnaire pour l’époque. L’année précédente, nous étions dans des classes bien sages, tous alignés, sans grand droit de parole. Deux ans avant, je recevais encore des coups de règles sur les doigts (ou des tapes derrière la tête, c’était selon), si j’avais le malheur d’avoir des fautes dans mes dictées quotidiennes.

    Je partais donc d’une classe figée dans son vieux modèle d’enseignement perpétué par les curés, où le prof est l’incarnation de l’autorité, de la vérité et de la transmission du savoir par le mérite, pour atterrir dans une classe qui me disait à moi, petit élève, que je pouvais aussi être un artisan de mon apprentissage ; que le professeur ne faisait pas que donner, mais que j’avais aussi la possibilité d’aller chercher.

    Ce qui venait de se passer, Ô moment révolutionnaire, on venait de changer le lien que l’élève entretenait avec le prof. Les profs descendaient tout à coup de son piédestal (oui, oui, ça aussi j’ai connu dans certains classes dans de vieilles écoles toujours tenues par des curés). Le prof ne fait plus qu’enseigner, il a aussi le mandat d’accompagner. Aujourd’hui, cela peut paraître banal, mais non, c’était loin de l’être à l’époque. C’est la raison pour laquelle il a fallu une commission nationale. Un lien social maintenu depuis longtemps par des groupes d’intérêts, des vieux principes d’enseignement, par des élites conservatrices, ne se déconstruit pas facilement.

    Où je veux en venir avec mon anecdote de boomer ? Que tes 3 questions me rappellent le rôle de la commission Parent et pointent directement sur ce qui doit être aujourd’hui rebrassé : le lien social entre l’élève et le prof (et par extension l’école et le système d’éducation). Le numérique nous conduit là.

    Lorsque le numérique fait son travail de sape dans l’industrie du livre, il revisite le lien entre le lecteur et l’œuvre. Mais c’est d’abord le support (le livre) qui est déprécié. L’industrie est chamboulée. La chaîne de valeurs qui tourne autour du support éclate. Le rôle de l’ensemble des fournisseurs, intermédiaires et intervenants de l’industrie (ceux qui sont entre le lecteur et l’œuvre) change.

    Lorsque l’industrie de la musique est pulvérisée par le numérique, là aussi, c’est le support et son économie qui écopent ; ce qui faisait le lien entre l’auditeur et la création musicale. On a pourtant jamais écouter autant de musique qu’aujourd’hui, même si les modèles d’affaires n’ont pas encore été stabilisés.

    On pourrait faire le tour des industries et secteurs d’activités, le numérique tend toujours à nous affranchir des supports par lesquels se réalisaient les liens (sociaux). La transformation numérique ultimement est une transformation de ce qui permet ces liens. Comme dans ma classe de 7e, où une révolution a permis l’émergence d’un nouvel ordre dans la relation entre l’élève que j’étais et mon prof.

    « Développer une vraie culture éducative numérique » comme tu le souhaites, c’est faire éclater le « support prof », le « support école ». C’est affranchir l’élève du mode de transmission actuel. Désormais l’élève a tout au bout de ses doigts ; il a accès, de partout, à plus de connaissance que jamais aucune génération précédente n’ont eu accès, même parmi les élites universitaires. C’est de l’accompagnement, de l’encadrement, de la méthode, de la discipline dont il a besoin pour se retrouver dans ce dédale. Plus qu’un prof classique tel qu’on le connaît aujourd’hui. J’ai souvent l’impression que les classes freinent plus qu’ils ne donnent, à trop devoir normaliser (uniformiser?) la transmission de la matière à apprendre. Alors que nous avons tout ce qu’il faut pour passer à un autre mode de l’apprentissage nettement plus personnalisé, capable d’accompagner ceux et celles qui vont vite, capable de mieux s’occuper de ceux et celles qui viennent de milieux plus difficiles.

    Bref, tout ce long commentaire verbeux pour te dire que j’ai bien apprécié ton texte. Trop souvent, la question du numérique à l’école se perd dans des considérations technopédagogiques qui ne sont souvent que des réponses technologiques pour faire exactement la même chose; ce que j’appelle dans mon petit jargon personnel, de la résilience numérique (en opposition à la transformation numérique). Il est temps de passer aux choses sérieuses, et laisser une nouvelle culture, empreinte de numérique, jaillir et infiltrer l’ensemble de notre système d’éducation. Et pourquoi pas une version XXIe siècle de la Commission Parent. Tiens, la Commission Laberge. :-)

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