Je l’ai dit hier, les points de vue de ceux qui sont en faveur d’une éventuelle réglementation sur le prix des livres neufs et de ceux qui sont contre cette idée me semblent tellement diamétralement opposés qu’ils m’apparaissent presque irréconciliables, du moins à cette étape du débat. Ils s’appuient pourtant sur un certain nombre de constats communs, à partir desquels il sera éventuellement possible d’élaborer un consensus ou de formuler des propositions alternatives quand aux actions qui devraient être entreprises pour soutenir le développement de la lecture et du domaine du livre.
Pour essayer de mettre en perspective ces différents points de vue, et de faire progresser la discussion, j’ai proposé que chacun précise dans quelle vision de la société ses prises de position s’inscrivent. À quel projet de société elles sont appelées à contribuer. Parce qu’il y a forcément un projet implicite derrière tout ça — il me semble.
Avant que la semaine ne recommence, et que les travaux de la commission parlementaire ne reprennent, je consacre quelques instants pour décrire, très succinctement (et donc avec beaucoup de raccourcis, pardonnez-moi) la vision — le projet de société — qui me guide depuis des années et en fonction duquel j’organise forcément une bonne partie de mes réflexions.
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Je rêve de vivre dans une cité éducative (j’en parlais déjà en 2002, en 2003, en 2004) — un milieu de vie à l’échelle humaine où tout serait organisé de manière de permettre à tous les citoyens d’apprendre quelque chose tous les jours. Apprendre quelque chose, qu’importe quoi, parce ce qui est important, dans ce contexte, c’est d’être en apprentissage.
Être en apprentissage, tous les jours, parce que c’est le meilleur moyen d’être heureux, bien sûr, mais aussi parce que cela m’apparaît de plus en plus nécessaire pour assurer l’équilibre d’une société moderne.
Parce qu’au rythme où les sociétés évoluent aujourd’hui — sous l’influence des changements technologiques, de la globalisation de l’économie, des défis écologiques, des flux migratoires, etc. — leur capacité d’adaptation est constamment mise à l’épreuve. Et pour pouvoir s’adapter continuellement, une société doit pouvoir compter sur des citoyens qui disposent d’une bonne ouverture d’esprit devant la nouveauté et qui possèdent un certain appétit pour l’innovation. Des citoyens qui ne sont pas fermés, d’emblée, à toute nouvelle proposition ou à une approche différente pour aborder un problème récurrent.
Or, être en apprentissage, c’est un projet personnel; c’est se projeter dans le futur; c’est accepter que demain sera un peu différent de ce qu’a été aujourd’hui; c’est imaginer la vie sous de nouveaux angles, avec une autre perspective; c’est accepter d’aborder positivement le changement; c’est fréquenter l’innovation. Être en apprentissage, c’est cultiver, sur une base personnelle, des qualités qui sont de plus en plus nécessaires quand vient le temps de faire évoluer, collectivement, notre organisation sociale en fonction des défis auxquels nous sommes confrontés.
J’ose faire la relation: moins de gens en apprentissage = moins de gens à l’esprit ouvert = difficultés pour faire accepter de nouvelles façons de voir les choses = difficultés politiques accrues = problèmes sociaux de plus en plus aigus.
Pour que la cité éducative devienne réalité, il est absolument nécessaire de multiplier les contextes d’apprentissage. Il faut réinventer l’école, la décloisonner, lui retirer la responsabilité de tout ce qui peut être appris ailleurs pour qu’elle puisse se concentrer sur ce qui lui incombe vraiment (cela avait été l’objet d’un échange avec Michel Dumais, il y a quelques années). Il faut aussi stimuler les rencontres entre les citoyens, encourager la formation en milieu de travail, élargir la mission des lieux culturels et des événements (musées, théâtre, salles de spectacles, bibliothèques), inciter les entreprises à s’engager davantage dans leur communauté, inviter les médias à jouer un rôle pédagogique accru. Il faut inventer des contextes qui favorisent des rencontres entre les générations, entre les cultures et les religions. Avec l’idée, permanente, d’apprendre les uns des autres, chaque jour de l’année.
Ce projet de société n’est pas nouveau. Edgar Faure, Ivan Illich, Paolo Freire — et bien d’autres — l’ont décrit chacun à leur façon depuis longtemps. Je suis toutefois convaincu qu’il n’a jamais existé de meilleures conditions pour concrétiser cette vision.
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C’est donc avec ce projet en tête que j’interprète les revendications actuelles du monde du livre et que j’analyse les différents points de vus exprimés à leurs sujets.
Avec la conviction que les librairies sont, comme les bibliothèques, chacune à leur façon, des composantes essentielles dans la réalisation d’une cité éducative. Non seulement parce qu’elles contribuent à la diffusion d’un grand nombre de livres qui ne trouveraient pas facilement leur chemin vers les lecteurs autrement (l’exemple de Un dimanche à la piscine à Kigali, de Gilles Courtemanche, donné par Pascal Assathiany à Il ne faut pas croire tout ce qu’on dit (il faut cliquer à 43:00) est très bon à cet égard), mais aussi (et peut-être surtout!) parce qu’elles sont aussi des lieux de rencontres importants au cœur de la cité. Des commerces dont la présence sur une rue principale multiplie le potentiel éducatif d’un quartier ou d’une ville et contribue ainsi à améliorer, concrètement, la capacité de la société à évoluer sereinement.
Dans cette perspective, la librairie est un commerce qui mérite évidemment une reconnaissance toute particulière — et des appuis qui tiennent compte de cette importance — qu’il s’agisse d’une librairie indépendante ou de la succursale locale d’une chaîne de librairies.
Il ne s’agit pas de privilégier un point de vue idéologique au détriment d’une analyse plus rationnelle de la situation du marché du livre. Il s’agit d’expliciter le référentiel de valeurs à partir duquel j’organise les différentes conclusions, parfois contradictoires, qui découlent de l’analyse des différents points de vue qui sont exprimés sur le sujet.
S’agit-il donc de sauver à tout prix les librairies parce que l’avenir du livre en dépendrait? À l’évidence, non. Il faut bien sûr souhaiter qu’elles puissent continuer à jouer un rôle actif dans la diffusion de la création éditoriale, mais il s’agit surtout, pour moi, de pouvoir compter sur elles pour bâtir cette cité éducative. Parce qu’elles ne seront pas, pour cela, remplaçables par les magasins grandes surfaces, qui sont généralement situées hors des milieux de vie et n’offre pas du tout le même potentiel éducatif, simplement parce que les livres y sont vendus au même titre que des chaussettes et sans aucune expertise particulière pour le faire.
Une vision idyllique de la librairie que tout cela? Peut-être un peu. Mais un très beau défi surtout. Le défi pour les libraires de redéfinir de façon audacieuse leurs relations avec leurs milieux, en imaginant des rapports de complémentarité encore plus fort avec les bibliothèques (qui doivent aussi se réinventer — lire à ce sujet l’excellent texte relayé par Marie D. Martel), les lieux culturels, les écoles, les entreprises et l’ensemble de leurs communautés. En tirant évidemment profit des possibilités que représentent à cet égard l’avènement du Web et du livre numérique.
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Je l’ai dit lors de mon passage à la Commission parlementaire (voir mon mémoire): je suis favorable à la réglementation du prix des livres neufs (selon les modalités proposées dans le cas des livres imprimés, et selon des modalités différentes, pour les livres numériques). Je le suis parce que je pense que c’est une mesure qui peut donner un bon coup de pouce aux librairies — avec notamment pour effet de leur donner un peu de temps pour s’engager encore un peu plus dans la voie de tous ces changements.
Est-ce que la réglementation du prix est une mesure suffisante quand on caresse de telles ambitions pour les librairies? Est-ce qu’elle permettra à elle seule à toute une industrie de faire face à tous les défis auxquels elle fait actuellement face? Évidemment pas! Mais il faut bien commencer quelque part, et rapidement.
Par conséquent, je me réjouirai, bien sûr, si on peut ajouter à cette cette mesure contraignante, dont je souhaite l’adoption, un ensemble d’autres mesures, plus positives, notamment pour valoriser la place de la librairie au coeur de la cité — comme un lieu de rencontre et un espace qui a le potentiel de stimuler l’apprentissage d’un grand nombre de citoyens.
Et au risque que mes lecteurs les plus réguliers me disent que je radote, je mentionne en terminant que le projet 826 Valencia, à San Francisco — et les nombreuses initiatives qui lui sont associées — me semblent particulièrement inspirants pour les libraires qui seraient à la recherche d’un peu inspiration dans le but accélérer un peu leur transformation.
Voilà donc, tel que je l’avais promis, la vision qui me guide quand je parle des librairies. Quelle est la vôtre?